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Bolivie : la seconde guerre de l’eau
par Jim Shultz
19 décembre 2004

Il y a cinq ans, le problème de la privatisation de l’eau a explosé àCochabamba (état du Chapare, Bolivie) lorsque des protestations de masse ont obligé le géant californien Bechtel àse retirer. Quelques semaines après avoir pris la direction de la société des eaux de la ville, Bechtel avait augmenté les tarifs, allant jusqu’àles doubler, ce qui dépassait de beaucoup les moyens des habitants les plus démunis.

Aujourd’hui une nouvelle révolte au sujet de l’eau est en préparation en Bolivie, àdeux cents miles (320 km) au nord, dans la ville de El Alto (voisine de la capitale La Paz), grosse banlieue en plein essor située à10.000 pieds (3 000 m) d’altitude dont la population est constituée de familles précarisées qui arrivent par vagues d’une campagne sans espoir sur le plan économique.

Comme àCochabamba, la compagnie publique des eaux commune àEl Alto et àsa voisine La Paz - la capitale - a été privatisée en 1997 lorsque la Banque mondiale a posé la privatisation de l’eau comme condition àun prêt au gouvernement bolivien. Aguas del Ilimani, le consortium privé qui a pris le contrôle de l’eau, appartient conjointement au géant français de l’eau Suez et àplusieurs actionnaires minoritaires, dont un « bras  » de la Banque mondiale.

Des associations représentant la population locale de El Alto reprochent àAguas del Ilimani d’avoir augmenté le prix de l’eau de 35% depuis le rachat, indexant les tarifs sur le dollar. Les nouveaux foyers qui se relient àl’eau et au tout-à-l’égout doivent s’acquitter de plus de 445 dollars, somme qui équivaut àplus de six mois de travail au salaire minimum national.

Ce qui est plus grave, s’accordent àdire les militants de l’eau de El Alto et le gouvernement, c’est que l’entreprise a laissé plus de 200.000 personnes totalement privées d’accès àl’eau en n’étendant pas le réseau de distribution aux banlieues, sans cesse plus étendues, de la municipalité. « Sans eau, pas de vie ; donc en réalité c’est de vie que la compagnie des eaux prive la population de El Alto  », déclare Julian Perez, conseiller de la Fédération des quartiers d’El Alto.

L’absence d’eau propre est une des principales causes de maladie infantile en Bolivie où presque un enfant sur dix meurt avant cinq ans. Les familles qui vivent dans les banlieues de El Alto dépendent de l’eau de puits qui, disent les associations, est contaminée par des polluants industriels.

« Aguas de Ilimani s’était engagé àcouvrir toute la ville de El Alto et ils n’ont pas tenu leurs engagements  », dit Perez. Les organisations locales préparent maintenant une action publique de masse en janvier pour reprendre de force la compagnie des eaux, àmoins que le gouvernement bolivien n’entame un processus d’annulation du contrat de Suez et ne re-nationalise la compagnie des eaux de El Alto.

« Dès que la mobilisation aura commencé, nous mènerons la lutte jusqu’au bout  », avertit Perez. « Ce sera tout ou rien  ».

L’entreprise nie avoir laissé sans eau de nombreux résidents. Elle estime àenviron 30.000 le nombre de gens qui habitent des zones non desservies par le réseau et affirme ne pas être dans l’obligation de leur fournir ses services. « C’est làque s’arrêtent les obligations contractuelles de la concession  », dit Alberto Chávez Vargas, directeur exécutif des opérations de l’entreprise. « L’entreprise ne saurait être soumise àdes obligations qui ne figurent pas dans le contrat  ».

Les représentants du gouvernement bolivien sont d’accord avec les organisations locales : le contrat de Suez cause du tort aux habitants de El Alto. « Ce contrat est inacceptable. Il laisse 200.000 personnes privées d’eau  », déclare Jose Barragán, le vice-ministre des Services de base qui négocie avec les organisations de El Alto. « Si la compagnie accepte de fournir ses services à200.000 personnes supplémentaires, on va pouvoir discuter. Si Aguas de Ilimani refuse de résoudre ce problème, je me joindrai aux habitants de El Alto et j’exigerai le départ de la compagnie  ».

Les évènements qui se sont déroulés àCochabamba il y a cinq ans jettent une ombre sur la nouvelle révolte qui se prépare dans le Nord. Le gouvernement aussi bien que les dirigeants des organisations locales se disent désireux de résoudre la crise en évitant le type de violente répression gouvernementale qui s’était soldée par la mort d’un jeune homme de 17 ans et qui avait fait plus d’une centaine de blessés. Les dirigeants de la révolte de l’eau de Cochabamba communiquent aussi activement avec leurs homologues de El Alto.

« La prise des installations par la force constituerait une preuve d’insécurité sur le plan légal et par conséquent serait considérée comme allant àl’encontre des clauses du contrat [signé par le gouvernement ]  », ajoute Chávez Vargas. « La compagnie se verrait alors dans l’obligation de prendre toutes les dispositions légales qui s’imposent afin de faire respecter ses droits  ».

Suez et ses co-actionnaires, cependant, peuvent tirer une leçon de la révolte de Cochabamba et de ses retombées. Après le départ forcé de Bechtel, la compagnie et ses actionnaires ont intenté une action en justice, réclamant àla Bolivie 25 millions de dollars de dédommagements auprès d’un très discret tribunal de commerce dépendant de la Banque mondiale. Cette requête - qui excède de beaucoup toute estimation raisonnable des investissements réalisés par la compagnie - a provoqué une tempête de protestations internationales et a gravement porté atteinte àl’image publique de Bechtel.

La semaine dernière, Barragán, qui s’occupe aussi de l’affaire Bechtel, a révélé que la compagnie désire renoncer àses exigences en échange de dommages et intérêts symboliques (30 cents). D’après Barragán, le pas en arrière de Bechtel est retardé par l’un de ses partenaires de la compagnie des eaux de Cochabamba : Abengoa, une société espagnole. Abengoa se trouve maintenant dans le collimateur de groupes qui militent pour la justice sociale de nombreux pays, qui font actuellement pression sur la société basée àSéville afin que celle-ci renonce àexiger que les pauvres du Brésil lui versent des millions de dollars. Les groupes de El Alto lancent un avertissement : Suez pourrait bientôt suivre les traces de Bechtel - se retrouver la cible des protestataires locaux et de la pression internationale.

Même si les habitants de El Alto réussissent àobliger Suez àpartir, le problème restera entier, comme ça a été le cas àCochabamba - d’où viendra l’argent qui permettrait aux familles démunies d’avoir accès àde l’eau potable ? Raccorder les foyers de El Alto qui en ont besoin àl’eau et au tout-à-l’égout coà»terait environ 25 millions de dollars, àquoi viendraient s’ajouter les frais d’extension du réseau de la ville jusqu’aux nouveaux quartiers.

Dans les villes comme Cochabamba et El Alto, il est évident que les plus pauvres parmi les consommateurs d’eau ne peuvent pas payer la totalité du prix que les compagnies privées exigent. Les subventions croisées entre usagers favorisés et usagers pauvres peuvent s’avérer utiles mais ne suffisent pas, et de loin, àcouvrir les énormes frais de construction des infrastructures. Il est également impossible qu’une nation aussi pauvre que la Bolivie pioche les fonds nécessaires àl’eau dans sa trésorerie nationale, qui n’arrive déjàpas àcouvrir d’autres besoins élémentaires telles la santé ou l’éducation.

En 2002, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies a déclaré, « le droit àl’eau est indispensable àune vie humaine digne. L’eau ainsi que les équipements et services relatifs àl’eau doivent être financièrement accessibles àtous  ». En Bolivie et ailleurs la question demeure : Qui va aider les pauvres àpayer leurs factures ?


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Source : Znet (www.zmag.org), 19 décembre 2005.

Traduction : C.F. Karaguezian, pour RISAL (http://risal.collectifs.net)

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique Latine (RISAL).