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Il y a un mois, une délégation internationale de représentants d’ONG, de mouvements sociaux et de diverses organisations s’est rendue en Haïti à l’initiative de mouvements locaux dans le cadre de la Mission d’investigation et de solidarité avec le peuple haïtien. Pour en rendre compte, nous publions un article de l’hebdomadaire brésilien Brasil de Fato ainsi qu’une interview d’un des leaders de cette mission, Adolfo Perez Esquivel, Prix Nobel de la Paix en 1980, et publiée par le même journal.
Une délégation défend le retrait des troupes
article en portugais
Le problème en Haïti n’est pas militaire, et il n’y a aucune raison de maintenir l’intervention des troupes étrangères, établies dans le pays depuis le début de l’année dernière. Telle est l’évaluation faite par la Mission d’investigation et de solidarité avec le peuple haïtien, menée par le pacifiste Adolfo Pérez Esquivel (voir l’interview ci-dessous) et Nora Cortiñas, de l’organisation argentine les Mères de la place de Mai (ligne fondatrice). La mission, composée de 20 représentants de mouvements sociaux d’Afrique, d’Amérique du Nord, d’Amérique latine et des Caraïbes, s’est rendue en Haïti entre le 2 et le 8 avril, où elle a rencontré des représentants du gouvernement, de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustha) et des organisations sociales haïtiennes.
Dans sa note officielle, la délégation internationale considère que le problème du pays caribéen est d’ordre économique et social, et doit d’être résolu dans cette perspective. « Dans ce contexte de crise, la présence des troupes amplifie la tension, dans une situation qui est déjà assez difficile. En outre, elles portent atteinte à la souveraineté d’Haïti  », affirme Sandra Quintela, de l’Institut de politiques alternatives pour le Cône Sud (Pacs), l’une des représentantes brésiliennes au sein de la mission.
Selon Sandra, le retrait des troupes doit être progressif et suivre un calendrier élaboré par les mouvements sociaux haïtiens. Les organisations participant à la mission vont demander des audiences auprès de leurs gouvernements afin qu’ils exercent une pression pour le retrait des troupes d’Haïti. Dans le cas du Brésil, cette demande est d’autant plus fondamentale que le commandement des troupes de la Minustha est sous sa responsabilité. Sandra affirme que les représentants brésiliens de la mission souhaitent demander des audiences auprès du président Luiz Inacio « Lula  » da Silva d’ici fin avril, ainsi qu’auprès de membres des ministères de la Défense et des Relations extérieures.
Des élections stratégiques
D’après Sandra, les élections prévues en octobre (municipales) et novembre (législatives et présidentielles) prochains sont extrêmement importantes pour la stabilisation du pays. C’est pour cela qu’il est nécessaire de diminuer la situation de violence en Haïti, qui souffre de la forte militarisation. Parallèlement, il faut garantir l’autonomie et la souveraineté du pays.
Les élections sont actuellement coordonnées par l’Organisation des Etats américains (OEA), ce que Sandra considère comme un risque : « L’organisme international ne possède pas d’expérience dans la préparation d’élections et peut tout mettre en péril.  » La mission défend l’idée que d’autres institutions, comme l’Union interaméricaine des organismes électoraux (Uniore), l’Institut interaméricain des droits humains et le Centre d’aide et de promotion électorale (CAPEL), doivent aider la population à organiser ses élections.
Avec l’aval du Premier ministre haïtien Gérard Latortue, l’OEA - responsable de presque l’intégralité du financement des élections, estimé à 44 millions de dollars - a créé, courant 2004, des missions spéciales pour gérer les élections en Haïti. Des techniciens étrangers vont choisir les bureaux de vote et surveiller le processus électoral, sans qu’il y ait des mécanismes de contrôle par la société haïtienne.
Non-respect des droits
Dans sa note, la mission répertorie d’autres points nécessaires à la stabilisation d’Haïti. En particulier le soutien aux organisations haïtiennes qui, selon Sandra, « se battent, résistent, et font montre de dignité, ce dont peu sont capables dans des moments difficiles.  » La mission souligne également l’importance de garantir un Etat de droit dans le pays, qui serait menacé compte tenu des constantes atteintes aux droits humains de la population. En mai, la mission a l’intention de publier un rapport sur le non-respect des droits des Haïtiens, en s’attachant notamment aux violations commises par des membres de la Minustah.
La délégation internationale propose que les fonds destinés à des projets de développement en Haïti ne soient pas remboursés par la population haïtienne, et soient destinés à la réalisation de la réforme agraire dans le pays. La majorité de la population haïtienne est composée de paysans. Les membres de la mission défendent des politiques qui garantissent la souveraineté du pays, et non pas des investissements en zones franches, comme c’est le cas actuellement, en exploitant des travailleurs sans aucun bénéfice pour le pays. Afin de garantir que ces aspects, parmi d’autres, soient pris en considération par les organismes internationaux et par le gouvernement haïtien, la mission s’engage à suivre de près l’évolution de la situation en Haïti et à renforcer les contacts avec les organisations sociales du pays.
Haïti : Le portrait extrême de l’Amérique latine
Entretien avec Adolfo Pérez Esquivel.
Propos recueillis par Bruno Fiuza
article en portugais
Haïti est un pays désolé- le plus pauvre de tout l’hémisphère occidental. Depuis le 29 février 2004, il subit l’intervention militaire étrangère dont les troupes sont sous la responsabilité d’un général brésilien, Augusto Heleno Pereira Ribeiro. Une intervention de plus dans la longue série des occupations militaires dont le pays a déjà été victime.
La difficile - et triste - situation haïtienne n’est pas une exception. Elle illustre la politique extrême menée par les grandes puissances dans les pays d’Amérique latine. Dans un entretien exclusif pour Brasil de Fato, le pacifiste argentin Adolfo Pérez Esquivel, Prix Nobel de la Paix en 1980, montre que la misère et la domination militaire sont des conséquences du néolibéralisme, modèle que les Etats-Unis veulent imposer à tout le continent. Esquivel a été à la tête de la Mission internationale d’investigation et de solidarité avec le peuple haïtien, qui s’est rendu en Haïti au début du mois, et prépare un rapport sur les atteintes aux droits humains dans le pays.
Selon l’activiste, l’espoir d’Haïti dépend de deux phénomènes : l’intensification de la solidarité entre les peuples et la résistance des mouvements sociaux de tout le continent à la politique de domination des grandes puissances. « Nous avons besoin d’avoir notre calendrier clairement défini  », affirme-t-il.
Brasil de Fato - Pourquoi y a-t-il des troupes étrangères en Haïti ?
Adolfo Pérez Esquivel - C’est une question que nous nous posons sans cesse. Les troupes en Haïti sont différentes de celles qui occupent d’autres pays. Le général Heleno a une autre sensibilité militaire, différente de celles que nous connaissons. Il dit clairement que ce n’est pas la force qui va résoudre le problème d’Haïti, mais que la solution dépend de programmes sociaux, dans lesquels les soldats pourraient apporter une aide. Cependant, les Etats-Unis et l’Union européenne n’envoient pas les ressources nécessaires à la mise en place de ces programmes. Il faut construire des infrastructures de bases, améliorer les conditions dans les hôpitaux, dans les écoles, en matière d’assainissement. Aujourd’hui, la présence des troupes n’a aucun sens, et, même si de tels programmes sociaux étaient mis en place, cette présence devrait être limitée et réorientée. La recomposition de la police haïtienne, par la formation et en la dotant d’équipements, pour qu’elle remplisse de manière effective et correcte la fonction policière est l’un des aspects fondamentaux. Aujourd’hui, l’effectif policier est de seulement 4 mille hommes, ce qui est insuffisant pour contrôler le pays. Cette force policière, qui doit être constituée, a besoin d’éthique, de responsabilités et d’être accompagnée par la population.
Les troupes étrangères font un travail d’observation. Ne donnent- elles pas l’impression d’être immobiles face au malheur de la population ?
Ce n’est pas aux troupes de reconstruire le pays. Dans ce sens, l’aide internationale devrait être constituée d’équipes civiles de solidarité, dont le financement a été promis par les grandes puissances. L’Union européenne dit qu’elle attend la fin des élections, prévues pour octobre et novembre, pour envoyer de l’aide, c’est-à -dire pas avant l’année prochaine. Il n’y aucun sens à laisser les troupes stationnées en Haïti. La population se lasse de voir ces troupes dans son pays, sans comprendre ce qu’elles font. En outre, l’Etat haïtien est pratiquement sans force. Ce fut clair lors de notre conversation avec le président Boniface Alexandre, ainsi qu’avec le Premier ministre, Gérard Latortue. L’Etat est plus formel que réel. Lorsque le président nous a reçus, dans le palais du gouvernement, il y avait des blonds aux yeux bleus, des soldats américains, des marines, qui assistaient à la réunion. Pourquoi ?
Pourquoi laisser les troupes stationnées en Haïti ? Quels sont les intérêts derrière cela, si l’on considère comme naïves les déclarations selon lesquelles elles se trouveraient dans le pays par solidarité ?
Il y a des intérêts très clairs pour le Canada, la France, et principalement les Etats-Unis. Il y a des intérêts économiques et stratégiques, la proximité avec Cuba notamment. Il y a également un aspect qui n’est pas tellement débattu : avec l’enlèvement de Jean-Bertrand Aristide, président haïtien renversé en 2004, les Etats-Unis ont voulu faire avorter le mouvement populaire qui était en expansion justement contre Aristide. Ils ont renversé le président et imposé un système avec lequel ils contrôlent les mouvements sociaux haïtiens. Le problème est que ce système n’arrive pas à solutionner la grave situation sociale du pays. Il y a diverses atteintes aux droits humains, même de la part des soldats, accusés de viols. Il s’agit de cas ponctuels, objets d’enquêtes et réprimés quand ils ont lieu, mais qui augmentent la tension dans le pays. Haïti est un lieu où l’espoir, la capacité de vivre dignement sont en train d’être volés. Dans ces conditions, la population essaye de survivre, en changeant les choses.
Et si le changement ne vient pas de l’Etat et des puissances étrangères, d’où peut-il surgir ?
Il existe des groupes, en Haïti même, qui luttent pour construire un nouveau projet social, mais ils ne constituent pas encore une force alternative au chaos social et à la domination étrangère. Cela demande du temps... C’est un processus qui avance avec d’autres, avec la réforme des institutions, comme le pouvoir judiciaire. L’impunité juridique est immense et la corruption, énorme.
La situation catastrophique d’Haïti est-elle une exception dans la conjoncture latino-américaine ?
C’est le reflet, à l’extrême, de politiques qui affectent tout le continent, et le monde entier. C’est le résultat du néolibéralisme, du pillage qui a lieu dans tous les pays pauvres. Les peuples du monde entier doivent regarder la situation haïtienne et voir la matérialisation du néolibéralisme. Ils doivent regarder Haïti, et voir comment ils peuvent se battre pour ne pas être entraînés dans la même situation. La solidarité avec le peuple haïtien doit être renforcée, sur la base d’une relation de peuple à peuple, pour que l’autonomie, la souveraineté et la durabilité se construisent. Il faut insérer la lutte du peuple haïtien dans un cadre de lutte continentale. Le peuple haïtien souffre des mêmes maux que d’autres peuples. En janvier, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont exigé du gouvernement haïtien qu’il paye une partie des intérêts de sa dette extérieure, soit environ 52 millions de dollars. C’est un crime, car cela génère encore plus de pauvreté. La dette haïtienne doit être pardonnée.
Comment propager la paix, considérée comme un modèle alternatif, dans le continent ?
Actuellement, les peuples cessent d’être des spectateurs pour devenir des protagonistes du changement social. En Haïti, il existe de nombreuses organisations fortes, comme les organisations paysannes et féministes. Il faut qu’elles aient des liens avec des organisations de tout le continent, un peu comme ce qui se passe au Forum social mondial. Maintenant, il faut que nous ayons la force de développer notre propre politique, alternative à celle des grandes puissances. Elles, elles savent très clairement ce qu’elles veulent pour le monde. Il faut que nous ayons notre calendrier clairement défini. Il y a cependant beaucoup de pression de la part des grandes puissances pour que l’Amérique latine ne surgisse pas comme une forme alternative de modèle politique. La répression des mouvements populaires en Haïti en est l’exemple.
Qui est Adolfo Pérez Esquivel
Prix Nobel de la Paix en 1980 en raison de sa lutte contre la dictature militaire argentine, Adolfo Pérez Esquivel est un défenseur historique des droits humains en Amérique latine. Il préside la Fondation latino-Américaine pour la paix et la justice ainsi que la Ligue internationale pour les droits humains et la liberté des peuples. Dans ses activités, il faut souligner la défense des protestations non violentes ainsi que l’identification avec les luttes populaires, qui registrent dans son livre Cheminer avec un Peuple (1995).
Source : Brasil de Fato (www.brasildefato.com.br), avril 2005.
Traduction : Marie Lalle, pour le RISAL (www.risal.collectifs.net).