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Lorsque les conquistadors espagnols sont arrivés vers le milieu du XVIe siècle dans l’immensité vide de ce haut plateau battu par les vents qui forme la partie occidentale de ce qui est maintenant la Bolivie, ils se sont établis pour un moment non loin du bord d’un grand canyon. A 12.000 pieds d’altitude ils ont trouvé qu’il faisait trop froid et ils ont alors installé leur base permanente dans l’abri relatif des pentes en dessous et fondé la ville de La Paz.
Le village de El Alto sur le haut plateau qui, il y a 30 ans, n’abritait que l’aéroport international de la capitale est maintenant devenu un énorme faubourg habité par presque un million d’indiens poussés là dans les 20 dernières années par la force irrésistible de l’économie néo-libérale. Le système économique existant, imaginé et mis sur pied par les économistes états-uniens a réussi à détruire le système agricole du pays, son industrie embryonnaire et à entraîner la fermeture des mines d’étain de l’Etat - autrefois source de richesse des Espagnols. Cette catastrophe prévisible a entraîné des centaines de milliers de familles de chômeurs hautement politisées à migrer aux portes de la capitale qu’ils ont été capables de rançonner à leur guise. D’autres ont émigré vers les basses terres du pays comme le Chapare pour y cultiver la feuille de coca, qu’ils parviennent à vendre en tant que base de la cocaïne.
Il n’y a qu’une route qui relie El Alto au monde extérieur et celle-ci est contrôlée depuis la mi-mai par les indiens en colère de El Alto [1]. Chaque capitale de l’Amérique latine a grosso modo la même configuration : une minuscule enclave de privilèges incroyables entourée par une gigantesque mer de pauvreté. Mais nulle part le contraste ne laisse une impression aussi forte, aussi dramatique et désespérée qu’entre le canyon riche de La Paz, où vivent les descendants des colonisateurs blancs d’origine et le haut plateau glacial de El Alto qui abrite les taudis de parpaing de la population indigène expropriée.
Les demandes des indiens ont été radicales et sans compromis. Ils ne font pas mention de travail, de nourriture, d’éducation ou de santé. Ils ont deux exigences spécifiques : une nouvelle constitution qui reconnaîtrait le rôle qu’ils devraient jouer dans le gouvernement du pays (dont ils forment plus de 60% de la population des 8 millions d’habitants) et la renationalisation des réserves de pétrole et de gaz du pays.
Le pétrole a d’abord été nationalisé en Bolivie en 1937, un an avant les puits mexicains appartenant à l’époque à Lord Cowdray, et une nouvelle fois en 1970. La structure de la compagnie d’Etat YPFB existe toujours et la plupart des Boliviens demeurent résolument hostiles à l’exploitation étrangère [des hydrocarbures] mais les compagnies pétrolières privées ont continué à venir. Lorsque d’immenses réserves de gaz naturel ont été découvertes dans les années 1990, 1.415.842.329.600 de mètres cubes à la dernière estimation, la Bolivie est devenue encore plus attractive pour les prédateurs externes, ses réserves étant seulement inférieures à celle du Venezuela.
Le gouvernement et les entreprises (parmi elles, British Gas et l’espagnole Repsol) souhaitaient extraire le gaz du sous-sol et le transporter vers la côte pour qu’il soit envoyé vers la Californie. D’autres, en particulier les porte-parole de la majorité indienne ont pensé qu’il vaudrait mieux que le gaz serve à alimenter le développement industriel propre de la Bolivie. Les tentatives du gouvernement pour assurer le transport du gaz à travers le Chili, (l’ennemi traditionnel de la Bolivie depuis les années 1880, lorsque le Chili s’est approprié le territoire que le pipeline destiné au transport du gaz aurait traversé) ont pris fin en octobre 2003 lorsque de violentes protestations à El Alto ont conduit au renversement du président Sánchez de Lozada, le dernier président élu de Bolivie. Les événements de cette semaine en ont été la réplique presque exacte avec la démission du président faisant fonction, Carlos Mesa, après que des manifestations prolongées des indiens et des coupures de routes n’aient rendu le pays ingouvernable par son régime. Il fallait quelque chose de nouveau.
Le principal protagoniste qui émerge de la nouvelle phase du drame bolivien est Evo Morales, un indien aymara du haut plateau qui est devenu l’organisateur des producteurs de coca du Chapare, aux sources de l’Amazone. Sa base sociale de paysans sans terre désespérés et d’anciens mineurs d’étain très politisés a fait de lui une figure nationale emblématique alliant la rhétorique socialiste de la gauche traditionnelle bolivienne avec la fraîcheur du langage de la population indigène aujourd’hui mobilisée et en colère.
Morales est un homme de gauche d’une quarantaine d’année, avec beaucoup de charme et un grand charisme. Il dirige le Mouvement vers le socialisme (MAS) et est un supporter déclaré de Cuba. Il est également un disciple favori du président vénézuélien Hugo Chávez dont l’ambition plus grande est de reproduire la révolution de Simon Bolivar, un Vénézuélien qui a libéré les pays andins de la domination espagnole dans les années 1820 et dont le nom est immortalisé dans celui de la Bolivie. Les Etats-Uniens ont accusé Chávez d’avoir aidé Morales lors de l’élection présidentielle de 2002 (dans laquelle il est arrivé deuxième), cela ne serait guère inhabituel puisque tous les partis en Bolivie dépendent de patrons extérieurs en Europe ou aux Etats-Unis. Morales s’est certainement inspiré de l’agenda de Chávez en demandant la tenue d’une assemblée constituante pour l’élaboration d’une nouvelle Constitution. Ce qui fut le triomphe de Chávez en 1999, en modernisant et radicalisant le pays d’un coup avant que les forces de l’opposition ne puissent se mobiliser pour l’en empêcher.
La crise qui est arrivé à son apogée jeudi soir, lors de l’acceptation par le Congrès de la démission du président Mesa dans l’ancienne capitale Sucre (loin des manifestants à La Paz) a été un triomphe pour les indiens. Le danger a été que la présidence retombe sur Hormando Vaca Diaz, président du Sénat et riche propriétaire terrien blanc des plaines de la région orientale qui entourent la ville de Santa Cruz. Il avait le soutien des principaux partis au Congrès mais les indiens lui étaient opposés. La région autour de Santa Cruz est la principale zone productrice de richesses du pays, avec les champs de soja de l’agrobusiness à la surface et le pétrole et le gaz en sous-sol. C’est la terre des colons blancs, riches et racistes arrivés plus récemment et opposés à l’émergence politique de la majorité indienne des hauts plateaux occidentaux et à la résistance indienne qui s’est développée pour s’opposer à eux dans les plaines. L’organisation des groupes de l’élite blanche a commencé à réclamer l’autonomie - certains vont même jusqu’à demander l’indépendance - et ont unilatéralement appelé à un référendum sur la question en aoà »t.
Tout le monde savait que Vaca Diaz était inacceptable pour les indiens et sous la pression des dirigeants des Forces armées et de l’Eglise catholique, il a décliné la tâche de devenir président. Mario Cossio, le second choix prévu par la Constitution a fait de même. C’est donc le troisième dans de l’ordre de succession constitutionnel, Eduardo RodrÃguez, président de la Cour suprême et sans affiliation politique qui a accepté la tâche. De nouvelles élections sont prévues avant la fin de l’année et la revendication de Morales d’une assemblée constituante est à l’agenda.
Si Morales devenait finalement lors des élections le prochain président bolivien, cela aurait pour conséquence de modifier l’ensemble du rapport de forces dans les Andes puisque des mouvements indigènes comparables dans les pays voisins demandent également leur part de pouvoir. Cependant de par le passé, la promesse d’aubes nouvelles a souvent été frustrée. Lorsque l’on observe les événements en Bolivie, un Brésilien expérimenté a suggéré que c’est comme « regarder le train de l’histoire passer à de nombreuses occasions sans que les indiens ne puissent obtenir un billet pour le prendre  ». Cependant, depuis la fin du XVIIIe siècle, il ne s’était plus produit un tel soulèvement sismique parmi les peuples indigènes du continent. Cette fois les choses pourraient être différentes.
[1] Les barrages ont depuis été levés. (ndlr)
Source : The Gardian [www.guardian.co.uk), 11 juin 2005.
Traduction : Virginie de Romanet, pour RISAL (www.risal.collectifs.net).