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Eduardo Rodriguez a succédé, le 9 juin, à Carlos Mesa à la tête de l’État bolivien, au terme de trois intenses semaines de luttes populaires, que l’histoire retiendra probablement comme la « seconde guerre du gaz  ». Après un premier conflit qui, en octobre 2003, fit plus de 80 victimes et ne s’acheva que par la fuite surréaliste du président Sanchez de Lozada vers les États-Unis, il s’agit indéniablement d’une nouvelle victoire des mouvements sociaux boliviens sur les partis politiques traditionnels, l’oligarchie blanche de Santa Cruz, l’ambassade yankee et les entreprises transnationales présentes sur le territoire.
Pourtant, cette victoire n’est pas sans laisser un goà »t amer, un sentiment d’inachevé d’autant plus profond qu’une fois encore, les principales revendications défendues par ces mouvements demeurent insatisfaites. Pire encore, la conclusion de cette crise par la nomination de Rodriguez, au regard des potentialités dont ces mouvements hétérogènes sont porteurs en termes d’alternative de pouvoir, conduit à poser la question si cette nouvelle révolte populaire ne constitue pas une énième « occasion manquée  » pour la gauche bolivienne. Revenons par conséquent sur les principales étapes qui ont conduit à cette crise, et sur les perspectives qu’elle ouvre pour la lutte antilibérale et anti-impérialiste en Bolivie.
Les promesses du gouvernement Mesa
La fuite de Sanchez de Lozada en octobre 2003, et la nomination de son vice-président, Carlos Mesa, à la tête de l’État, donnaient lieu à une situation inédite. Mesa n’est pas un « politique  » à proprement parler : d’abord historien et journaliste, il est « invité  » à compléter le ticket présidentiel conduit par Goni [1] lors de l’élection présidentielle de 2002, et n’est donc pas membre du principal parti de la coalition au pouvoir, le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR). Sa volonté d’assumer le pouvoir présidentiel en développant un discours de rupture avec Sanchez de Lozada, notamment par le refus du recours à la violence à l’encontre des mouvements sociaux, l’amène à s’isoler de la grande majorité des partis traditionnels ayant participé à la « méga-coalition  » [2] et désormais associés aux massacres qui ont émaillé la première guerre du gaz [3]. Son engagement immédiat auprès des mouvements sociaux à faire la lumière sur la responsabilité de Goni lui-même et de son équipe quant aux agissements de l’armée et de la police lors de ces événements fait même de lui un ennemi pour certains d’entre eux, en premier lieu le MNR. Arrivé au pouvoir, Carlos Mesa est un « président sans parti  », ce qui semble condamner son mandat à n’être que provisoire, puisqu’il ne dispose pas de la majorité absolue requise pour gouverner et que bon nombre de parlementaires apparaissent comme lui étant hostiles.
Cette hostilité est d’autant plus manifeste que Mesa apparaît, dans un premier temps, enclin à satisfaire les principales revendications exprimées par les mouvements sociaux, identifiées comme « l’agenda d’Octobre  » :
1. D’abord, la convocation d’un référendum sur le gaz, dont les conditions d’exploitation et de commercialisation illustrent le bradage. Découvert au début des années 1990 par des entreprises transnationales telles que Petrobras (Brésil), Repsol (Espagne), ExxonMobil (États-Unis) et Total (France), le gaz est vendu quasiment au seul bénéfice de celles-ci, puisque l’État bolivien ne perçoit que 18 % de royalties, un taux ridicule en comparaison aux partenariats mis en place dans les pays voisins ;
2. Ensuite, une nouvelle loi sur les hydrocarbures, afin de changer les règles de collaboration entre les transnationales et l’État ;
3. Enfin, la convocation d’une Assemblée constituante, rejetée jusqu’alors par Sanchez de Lozada, afin de refonder les institutions du pays sur la base de la reconnaissance de la diversité ethnique et culturelle de la Bolivie, et de la prise en compte de la large place qu’y occupent les populations indigènes.
Dans sa démarche, Mesa trouve un allié de poids, plutôt inattendu : Evo Morales, le chef du MAS-IPSP [4].
Le MAS-IPSP, de la radicalité à la collaboration
Ce parti, à l’histoire récente, occupe une place particulière dans le paysage politique bolivien : issu du syndicalisme paysan, et plus particulièrement du mouvement de cultivateurs de coca, le MAS constitue une expérience de participation politique de masse sans précédent. Son origine sociale même fait de ce parti un ennemi pour les États-Unis : alors que les dictatures de la fin des années 1970 avaient tenu économiquement grâce au développement du narcotrafic, Washington, qui fait face à une explosion de consommation de cocaïne sur son territoire durant les années 1980, entame une politique à l’échelle du continent consistant à faire pression sur les pays producteurs de coca pour l’éradication des cultures. Face à cette stratégie, les cocaleros parviennent à s’organiser syndicalement, notamment grâce aux mineurs, victimes de la fermeture de nombreuses mines en 1985, qui se reconvertirent dans cette culture. Ce mouvement parvient à faire de la question de la coca un thème central dans l’ensemble du mouvement paysan et indigène. Encouragés à constituer leur propre formation politique en raison de la disparition graduelle de la gauche au sein du champ politique, les cocaleros lient la défense de la coca à une posture anti-impérialiste, lors de la naissance du MAS en 1995. L’opposition à la domination états-unienne du continent américain conduit également le MAS à prendre position contre les politiques néolibérales adoptées et contre la ZLÉA (Zone de libre-échange des Amériques).
Par leur vigueur et leur radicalité, les mouvements sociaux partie prenante du MAS, essentiellement paysans et indigènes, dans la région de Cochabamba, deviennent les nouveaux centres de résistance aux classes dominantes, une dizaine d’années à peine après la « décapitation  » du mouvement syndical traditionnel symbolisé par la COB (Centrale ouvrière bolivienne), suite à l’instauration des politiques néolibérales particulièrement sévères qui mirent à mal ses principaux bastions (mines, enseignement, santé publique...). La poussée du MAS à la veille des élections, symbolisée par un renouveau des luttes dans les secteurs cocaleros et paysans, mais également au-delà , comme en témoigne la guerre de l’eau à Cochabamba en 2000, entraîna l’ambassadeur états-unien de l’époque, Manuel Rocha, à déconseiller aux Boliviens de « voter pour les ennemis de la démocratie  ». Avec 21 % des voix obtenus par le MAS, le score enregistré par la formation de Morales est sans précédent, et justifie en partie les peurs de la bourgeoisie bolivienne que l’appareil d’État ne tombe entre les mains des « Indios  ».
Paradoxalement, ce résultat s’accompagne d’un tournant radical du MAS, privilégiant l’action parlementaire au détriment de la contestation sociale. Cette orientation est fondée sur l’idée que Morales pourrait remporter l’élection présidentielle prévue en 2007, à condition de rallier à lui les suffrages des classes moyennes, elles-mêmes radicalisées par les ingérences de l’ambassade US et par une situation économique délicate (plus de 60 % de la population vit aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté). Si cette orientation peut s’expliquer en partie par la crainte légitime que suscite le retour à l’interventionnisme des États-Unis dans la région, elle ne justifie pas en revanche, le rejet, parfois virulent, des mouvements sociaux boliviens non affiliés au MAS, lors des mobilisations contre Goni et Mesa. Cette posture, qui avait conduit Morales à ne se rallier que tardivement au mouvement d’Octobre en faveur de la nationalisation du gaz, a été de nouveau une constante lors du mandat de Carlos Mesa, qui a pu compter sur le soutien de la direction du MAS, malgré l’incompréhension que cette situation a pu susciter au sein des bases du parti d’Evo Morales.
Diversité des mouvements sociaux
Si le MAS a adopté une attitude de soutien quasi inconditionnel à Mesa, au nom de la défense de la démocratie, bon nombre de secteurs sociaux non affiliés au MAS ont mené la bataille pour la nationalisation du gaz et des hydrocarbures.
Parmi elles, la COB, dirigée par Jaime Solares, apparaît comme la plus radicalement engagée dans ce combat. La réapparition de la COB au premier plan de la vie politique bolivienne au cours de ces deux dernières années est une surprise dans la mesure où celle-ci ne semble pas s’être sensiblement remise de l’affaiblissement numérique qu’ont entraîné les réformes brutales de 1985. Un des éléments permettant d’analyser ce phénomène réside sans doute dans la nouveauté que constitue l’arrivée à la tête de la centrale d’une direction combative, d’autant plus émancipée des enjeux d’appareils politiques que la gauche « politique  » n’a plus qu’une existence embryonnaire [5].
Un autre pôle de cette gauche a véritablement émergé à El Alto. Cette ville, localisée sur le plateau entourant la capitale de La Paz, a constitué l’épicentre des principales mobilisations nationales de ces dernières années, notamment lors des conflits relatifs au gaz. Concentrant une population paupérisée, accueillant en son sein les migrants provenant des campagnes de l’Altiplano et conservant des liens forts avec les communautés rurales du département de La Paz, El Alto est devenu le centre de la contestation sociale, capable d’une réactivité d’autant plus forte qu’elle est en mesure de bloquer la ville de La Paz et ses centres de pouvoir. Les principales organisations qui y structurent les mobilisations sont la Fédération de comités de quartiers (FEJUVE), dirigée par Abel Mamani, et la Centrale ouvrière régionale (COR), menée par Edgar Patani, qui, si elle est membre de la COB, s’en émancipe souvent. A ce pôle, on peut ajouter le Mouvement indigène pachakuti (MIP) du dirigeant paysan Felipe Quispe, dont la sphère d’influence dans l’ensemble du syndicalisme paysan semble désormais réduite à la région de La Paz, suite à la division de la Centrale syndicale unifiée des travailleurs paysans (CSUTCB) [6].
Enfin, le dernier pôle significatif des mouvements sociaux boliviens est la Coordination pour la défense de l’eau et du gaz, dont Oscar Olivera est le porte-parole. Favorable, entre autres, à la nationalisation du gaz, cette large et souple coordination regroupe paysans et indigènes, syndicats ouvriers et organisations de jeunesse, dans la région de Cochabamba. Dans cette région, où le MAS domine, elle exerce sur ce parti une forte pression et le contraint à mobiliser. Malgré une prise de distance significative ces dernières années, la Coordination demeure toutefois la moins rétive à dialoguer avec le parti d’Evo Morales.
Malgré les divergences parfois profondes qui existent entre ces organisations, celles-ci ont su se fédérer autour de la revendication de nationalisation du gaz au cours du mandat de Carlos Mesa, et ce à mesure que celui-ci tardait à fixer l’échéance du référendum.
Mesa entre deux feux
Cette consultation tant attendue, organisée le 18 juin 2004, a finalement suscité la colère des mouvements sociaux, car l’exécutif a décidé de formuler des questions volontairement ambiguë s. Mesa voulait ainsi éviter toute référence explicite à la nationalisation du gaz, tout en essayant de s’assurer le soutien de Morales. Exigeant du président qu’il propose une simple question portant sur la nationalisation des hydrocarbures boliviens, ces mouvements, contre l’avis du MAS, ont mené campagne pour l’abstention dont le taux relativement élevé (de l’ordre de 50 %) a permis de relativiser le succès apparent de Mesa et Morales dans les urnes.
Plus inattendue fut la contestation de ce référendum par la droite libérale représentant les intérêts du patronat de Santa Cruz et de Tarija : refusant par principe une consultation relative à l’exploitation d’une ressource qu’ils considèrent comme étant leur propriété [7], les organisations liées à l’oligarchie « crucena  », parmi lesquelles le Comité civique Pro-Santa Cruz, lancent un appel à un référendum sur l’autonomie régionale. Si Mesa prend en compte cette revendication, le Comité civique ne s’en satisfait pas. L’enjeu pour lui, c’est d’obtenir l’autonomie régionale, qui permettrait à la bourgeoisie bolivienne de gérer elle-même le destin du gaz à son seul profit, avant l’élection de l’Assemblée constituante. Car, dans l’hypothèse où le mouvement paysan-indigène vienne à la dominer, cette dernière pourrait compromettre le projet d’autonomie et la poursuite d’une gestion libérale du gaz. Elle pourrait également remettre à l’ordre du jour une nouvelle réforme agraire dans une région qui a échappé aux deux précédentes réformes [8].
Loin de contenir un nouveau front de contestation, la reconnaissance par Carlos Mesa de la nécessité d’un référendum sur les autonomies n’a fait que légitimer une revendication à laquelle tenait tout particulièrement la droite libérale, et en faveur de laquelle elle est apparue prête à sacrifier le président.
Du « gazolinazo  » de février à la « seconde guerre du gaz  » de mai
La radicalité avec laquelle l’oligarchie de Santa Cruz s’est engagée dans la bataille pour l’autonomie a achevé d’isoler Mesa à partir du début de l’année 2005. Sa décision d’augmenter brutalement le prix de l’essence au mois de février (le gazolinazo), prise sous la pression d’un Fonds monétaire international (FMI), l’a illustré. Il n’était pas surprenant de voir la gauche radicale s’engager contre une mesure affectant durement l’activité économique de certains secteurs sociaux (les chauffeurs de bus et taxi notamment) comme la vie quotidienne d’une majorité ; en revanche, on a pu s’étonner de la vigueur avec laquelle les organisations patronales, comme la CAO (Chambre agricole de l’Est), la CAINCO (Chambre d’industrie et de commerce bolivienne) ou la CEPB (Confédération des entrepreneurs privés de Bolivie), se sont engagées dans des actions comme des grèves de la faim pour exiger la démission du gouvernement.
Bien que les mouvements sociaux dans leur ensemble protestaient conjointement contre la hausse du prix de l’essence, ce n’étaient pas les mêmes mobilisations qui avaient lieu à travers le pays. Ainsi à El Alto, les manifestants menaient toujours la bataille en faveur de la nationalisation, et remettaient en cause la gestion privée de l’eau par Aguas del Illimani, une filiale de la Lyonnaise des Eaux. Les mobilisations de Santa Cruz se doublaient quant à elles de revendications relatives à l’autonomie des départements de l’Est de la Bolivie.
Mesa perd alors une première fois le soutien d’Evo Morales, qui encourage le président à « démissionner s’il n’a plus le courage de gouverner  » et engage le MAS dans un Pacte d’unité révolutionnaire, en compagnie du reste de la gauche (COB, COR, FEJUVE, CSUTCB-Quispe, Coordination de Cochabamba) à laquelle il s’était opposé depuis trois ans maintenant.
Le 6 mars, Carlos Mesa finit par présenter sa démission au Congrès pour mettre fin aux mobilisations et tester ainsi la confiance des parlementaires à son égard : son « coup de poker  » fonctionne, puisque bon nombre d’entre eux préfèrent la refuser, dont ceux du MAS, notamment en raison de la crainte d’un coup d’État. Aussitôt le maintien de Mesa assuré, le MAS rompt le pacte dans lequel il s’était engagé. Pourtant, la nouvelle tentative, dont Carlos Mesa est à l’initiative, de conciliation des intérêts de Santa Cruz et de El Alto, autrement dit, ceux du patronat et des classes populaires, est de courte durée.
Deux événements viennent sceller définitivement le sort du président au début du mois de mai. D’abord, la promulgation houleuse de la nouvelle loi sur les hydrocarbures, au sujet de laquelle débutent, lors de la première semaine de mai, les débats au sein du parlement. Le pôle de gauche radicale, toujours mobilisée, entame immédiatement une campagne de manifestations pour obtenir la nationalisation. Le 17 mai 2005, la loi finalement votée suscite l’opposition radicale du MAS. Si elle satisfait pourtant les revendications que porte ce parti en haussant le niveau de taxation des entreprises engagées dans l’exploitation du gaz à hauteur de 50 %, cette loi comporte également un article prévoyant de rendre légaux les contrats d’exploitation signés par les précédents gouvernements avec les transnationales. Or, ces contrats n’avaient pas été approuvés par le parlement, comme l’exige la constitution, et se voient dès lors entachés d’illégalité. Par conséquent, l’adoption de cette loi, en apparence moins favorable aux transnationales que la précédente, rendrait possible toute démarche des transnationales visant à obtenir une indemnisation. C’est au regard de ce point spécifique que le MAS et la CSUTCB-Loayza décident d’appeler à une marche contre la loi. Partie le 16 mai de Caracollo, et arrivée à La Paz le 27, cette initiative va en fait symboliser la radicalisation de la mobilisation en faveur de la nationalisation.
Ce sont en effet plus de 40 000 paysans et indigènes qui répondent à l’appel de ces organisations. Ce succès prouvant la capacité du MAS à rassembler est pourtant mis en cause par certains syndicats de mineurs qui entreprennent de bloquer cette marche, reprochant aux fidèles de Morales de ne pas soutenir la nationalisation. Parallèlement, la situation se radicalise dans l’ensemble du pays, principalement dans l’Ouest andin, puisque dans la plupart des grandes villes telles que La Paz, Oruro, Potosi, Cochabamba et Sucre, ont lieu des grèves générales illimitées à l’appel des Centrales ouvrières départementales (CODs), se joignant ainsi aux militants d’El Alto.
Cette vague de radicalisation n’est pas sans effet sur les militants du MAS, qui, lors de l’assemblée générale tenue dans le centre de La Paz, à la fin de la marche, finissent par exiger eux-mêmes de leur direction la nationalisation des hydrocarbures, obligeant celle-ci à une unité de fait avec le reste de la gauche bolivienne. Dès lors, avec le basculement du MAS, la pression monte d’un cran, et le 31 mai, les mouvements sociaux de La Paz et El Alto encerclent la place Murillo, qui abrite les principales institutions de la République bolivienne, en dénonçant l’illégitimité du Congrès. Celui-ci ne fonctionne plus. Les parlementaires, effrayés par les mobilisations, ne veulent plus siéger à La Paz.
Divisé par la loi sur les hydrocarbures, et alors même que la tension sociale est à son comble à ce sujet, le parlement devait également trancher une autre question sur laquelle tout consensus paraît impossible : l’accord sur les dates de convocation de l’Assemblée constituante et du référendum sur les autonomies. Voulant faire preuve d’efficacité alors que le Congrès est en sommeil, Mesa prend l’initiative, le 2 juin, de promulguer un décret arrêtant au 16 octobre 2005 la date des deux.
La gauche dans son ensemble considère que les autonomies doivent être discutées au sein de la future constituante, sans quoi celle-ci n’a que peu de raisons d’être. Pour la droite de Santa Cruz, les craintes d’une mise à mal de ses intérêts liés au gaz sont confirmées, ce qui scelle sa rupture avec le président. Gauche comme droite exigent la démission de Carlos Mesa, qui finit par mettre un terme à son mandat le 6 juin.
Crise de succession
Loin de calmer la crise, cette démission plonge le pays dans une situation de trouble, et c’est l’appareil d’État dans son ensemble qui se voit menacé. Du point de vue institutionnel, la Constitution prévoit en effet que les présidents du Sénat et de la Chambre des députés succèdent au vice-président en cas de démission. Or, le président du Sénat n’est autre que Hormando Vaca Diez, membre du MIR et élu de la région de Santa Cruz. Pour l’ensemble des mouvements sociaux, Vaca Diez président est une provocation : c’est un valet de l’oligarchie « cruceña  », dont la nomination marquerait, qui plus est, le retour au premier plan des partis traditionnels que la première guerre du gaz avait permis de marginaliser politiquement. A la revendication majeure d’une nationalisation des hydrocarbures se combine alors l’exigence de la démission de Vaca Diez, mais aussi de Mario Cossio, le président de la Chambre des députés, et de la convocation d’élections générales afin de renouveler un Congrès qui n’est plus représentatif. A l’annonce de la démission de Mesa, ce sont plus de 80 000 personnes qui investissent les rues de La Paz pour empêcher que se produise le scénario d’un coup d’État « constitutionnel  », voire d’un coup d’État militaire. En effet, l’engagement de l’armée à « défendre l’ordre constitutionnel  » est alors perçu comme une possible porte ouverte à la répression. La situation devenant beaucoup trop tendue à La Paz, le Congrès décide de siéger à Sucre, dans le sud de la Bolivie, la capitale constitutionnelle du pays.
Les mouvements sociaux décident alors de tout mettre en oeuvre, de manière unitaire, pour empêcher la nomination de Vaca Diez : en deux jours à peine, grâce aux mineurs de la COB et aux paysans du MAS et de la CSUTCB-Loayza, ce sont plus de 6 000 opposants qui sont réunis à Sucre. L’ouverture de la session parlementaire, le 8 juin, se fait dans la tension et la confusion la plus extrême. L’armée en vient à tirer sur la foule, et tue un mineur, Juan Coro, donnant ainsi un avant-goà »t de ce que serait le style autoritaire de Vaca Diez. Parallèlement, la situation de crise institutionnelle s’étend à l’ensemble du pays : plus de 120 blocages, soit beaucoup plus qu’en octobre 2003, paralysent le pays, à l’initiative de la COB et de la CSUTCB-Loayza. Dans la région de Santa Cruz, les organisations paysannes-indigènes procèdent à des occupations de sept champs pétroliers et gazifères. A El Alto, on assiste à la mise en place, à l’appel de la COB, de la COR et de la FEJUVE, d’une Assemblée populaire, dont l’existence même défie la légitimité de l’appareil d’État. Dès le 10 juin, cet appel est relayé à Cochabamba par la Coordination qui procède à la mise en place d’une structure similaire.
Face à cette situation de crise, l’oligarchie comme l’ambassade des États-Unis ont semble-t-il préféré reculer plutôt que de risquer de perdre tout contrôle de la situation. L’annonce le 8 juin par l’État-major que si, constitutionnellement, « la nomination de Vaca Diez est légitime, elle n’est pas souhaitable  » a condamné l’avenir présidentiel de Vaca. La nomination du président de la Cour suprême, Eduardo Rodriguez, ouvre une situation en apparence similaire à celle que l’on avait connue avec l’arrivée au pouvoir de Mesa : ce juriste n’a en effet ni expérience, ni affiliation politique, et lui-même a déclaré que son principal mandat était de convoquer des élections générales pour renouveler le Congrès.
Pourtant, une situation « à la Mesa  » débouchant sur une stabilisation de la situation politique et la décision de Rodriguez de rester au pouvoir jusqu’en 2007 ne sont pas à exclure, au moins pour deux raisons.
D’abord à cause des problèmes que pose, au niveau institutionnel, la convocation d’élections générales [9]. Celles-ci, en effet, ne sont pas prévues par la Constitution dans un tel cas de figure [10], et il faudrait pour cela soit une réforme constitutionnelle dont la procédure ne pourrait n’aboutir qu’en 2007, soit que les députés et sénateurs démissionnent tous, de même que leurs suppléants et l’ensemble des candidats s’étant présentés à ces élections, qui sont constitutionnellement aptes à remplacer un titulaire démissionnaire (ce qui suppose donc la démission de quasiment 1.200 personnes ayant participé à ces élections en 2002 !). La situation paraît d’autant plus inextricable que certains parlementaires (du MAS, mais aussi de la NFR) conditionnent désormais leur démission au vote d’une loi convoquant le plus rapidement possible l’Assemblée constituante, toujours dans la perspective d’empêcher que le référendum sur les autonomies n’ait pas eu lieu avant, alors que le Comité civique pro-Santa Cruz envisage d’organiser ce référendum le 12 aoà »t 2005.
La seconde raison réside dans le fait que Rodriguez, bien que n’étant pas issu du monde politique, est néanmoins un homme de confiance pour la bourgeoisie bolivienne comme pour l’ambassade états-unienne : formé aux États-Unis, il est connu pour avoir été proche de Sanchez de Lozada en son temps, grâce au soutien qui lui a permis de devenir président de la Cour suprême.
Washington garde en effet un oeil attentif sur l’évolution de la situation bolivienne. Ainsi, le 7 juin, le secrétaire d’État adjoint chargé de l’Amérique latine, expliquait que le MAS était financé par le président vénézuélien Hugo Chavez en personne ! Ces provocations répétées visant à décrédibiliser les mouvements sociaux boliviens semblent surtout avoir pour objectif de rendre légitime une éventuelle intervention militaire afin d’y rétablir « l’ordre impérial  » en cas de succès politique, dans la rue ou même dans les urnes, de la gauche paysanne-indigène et ouvrière.
Occasion manquée d’une alternative anticapitaliste ?
Pour les mouvements sociaux boliviens, la seconde guerre du gaz n’est pas terminée. Dans leur grande majorité, ils ont décrété une « trêve humanitaire  », tant pour permettre aux familles de reprendre des forces et constituer des stocks de nourriture et d’essence dans l’éventualité d’une nouvelle mobilisation, que pour laisser au nouveau président le temps de montrer qu’il souhaite être à leur écoute. Néanmoins, cette pause dans le conflit permet déjà de tirer certains bilans.
Sans doute la principale satisfaction de la COB, de la Coordination de Cochabamba et des mouvements d’El Alto aura-t-elle été de rendre crédible la nationalisation des hydrocarbures. Malgré les pressions des autres pays latino-américains qui menacent d’envisager une intégration énergétique régionale dont serait exclue la Bolivie [11], la nationalisation n’apparaît plus comme une revendication des secteurs les plus radicaux. Le basculement du MAS, la main tendue de Chavez proposant un projet d’intégration solidaire (PetroSur) et les perspectives en termes d’exportation et d’industrialisation du gaz, sont autant de signes favorables à un projet qui, s’il effraie les transnationales, est désormais envisagé sous des modalités pratiques. Pourtant, ne s’agit-il pas là d’une maigre satisfaction au regard des potentialités de ce mouvement ?
Le dénouement de la crise, avec une polarisation à l’extrême de la situation autour de la figure de Hormando Vaca Diez, semble avoir paradoxalement relégué au second plan les revendications concrètes des mouvements sociaux. Le risque de voir les débats relatifs à la nationalisation repoussés à une date indéterminée, ce qui se passe aujourd’hui avec la polémique sur la convocation d’élections générales, doit appeler ces mouvements à la plus grande vigilance.
Autre motif de frustration : la faible capacité de ces mouvements à mettre en place un pouvoir alternatif à celui du pouvoir d’État. Ainsi, l’Assemblée populaire convoquée à El Alto et Cochabamba est restée dans une large mesure incantatoire, limitée à une coordination des leaders des principaux mouvements sociaux, et n’a pas entraîné la création de conseils à l’échelle des quartiers et des lieux de production. Autrement dit, jamais il n’a été question d’une situation de dualité de pouvoirs. Comme l’a relaté un communiqué de la Coordination de Cochabamba le 10 juin, « cette fois-ci, nous avons occupé les puits de pétrole, les champs gazifères, les raffineries. La prochaine fois, nous devrons également être capables de les utiliser dans notre propre intérêt  ». Malgré l’intensité et la profondeur de la crise, la gauche bolivienne paraît encore peu préparée à assumer la responsabilité de la création d’un débouché politique porteur d’un projet anticapitaliste.
C’est pourquoi un enjeu central de la situation demeure le positionnement du MAS-IPSP dans les jours qui viennent. Le parti d’Evo Morales reste actuellement la seule organisation à même de peser sur le jeu politique et d’offrir une alternative de gauche à la clique des partis traditionnels. Pourtant, l’unité de la gauche que suppose une telle perspective est loin d’être acquise. Le désir de Morales de ne pas rater le coche de la prochaine élection présidentielle l’amène à tourner le dos au reste de la gauche plutôt encline à poursuivre les mobilisations. La fin de crise l’a illustré : une fois acquise la démission de Mesa, le leader cocalero a défendu comme seule perspective la nomination de Rodriguez et appelé les mouvements sociaux à une trêve afin d’envisager une transition pacifique, ce qui lui a valu le qualificatif de « traître  » par les leaders d’ El Alto.
Mais la crise a également montré que la mobilisation pouvait influer sur les orientations du MAS, comme l’a montrée l’adoption par sa direction du mot d’ordre de nationalisation au cours du mois de mai.Cette crise a également permis de faire émerger un nouveau leader, en la personne de Roman Loayza. La capacité à mobiliser dont il a fait preuve montre combien il est devenu le principal leader paysan, au détriment de son ennemi intime, le chef du MIP, Felipe Quispe. Loayza, qui est également sénateur, est aussi devenu l’incontestable numéro deux du MAS-IPSP, et apparaît capable de contester le leadership de Morales. Alors que le cocalero est pointé du doigt par une partie de la gauche, notamment à El Alto, Loayza, quant à lui, appelle les paysans à rester mobilisés dans le cas où les parlementaires ne démissionneraient pas, afin de manifester à nouveau, confortant ainsi sa légitimité.
Si l’objectif des manifestations à venir demeure de peser sur l’agenda électoral, ces protestations pourraient aboutir sur un nouveau cycle de mobilisations qui, tout en permettant de remettre à nouveau en avant la question de la nationalisation du gaz, ouvrirait de nouvelles opportunités à une gauche radicale dont le premier but doit être de consolider son unité. Sans doute s’agit-il pour elle d’une pré-condition à l’élaboration d’une perspective politique qui, malgré l’expérience acquise au cours de ces dernières années de lutte, semble toujours lui faire cruellement défaut. Une perspective d’autant plus nécessaire que la polarisation sociale de la Bolivie à l’origine des crises récentes, loin de se résorber, semble devenir de plus en plus aiguë .
[1] Goni est l’un des surnoms de Gonzalo Sanchez de Lozada, également connu comme « El Gringo  » en raison de son fort accent états-unien.
[2] Les partis concernés sont le MNR, le mal nommé MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) et la NFR (Nouvelle force républicaine). Dans cette liste des principaux partis traditionnels, seul manque à l’appel l’ADN (Action démocratique nationaliste), en raison du faible score de son candidat lors des élections de 2002. L’ADN est historiquement le parti de Hugo Banzer, dictateur dans les années 1970 avant d’être élu président à la fin des années 1990, et de décéder avant d’avoir pu achever son mandat en 2001.
[3] Cf. Inprecor n° 485/486 de septembre-octobre 2003 et Inprecor 487 de novembre 2003.
[4] Mouvement vers le socialisme-Instrument politique pour la souveraineté des peuples. L’IPSP est le nom original du parti. Le sigle « MAS  » a fait l’objet d’un ajout en 2001. Face au rejet par la Cour nationale électorale de l’enregistrement du sigle « IPSP  », nécessaire pour se présenter aux élections, la direction de ce parti s’est vue proposer la possibilité de récupérer le sigle d’un parti alors moribond, le Mouvement vers le socialisme, ce qu’elle a accepté. Cette décision a pu parfois soulever des controverses car le MAS, dirigé par Anez Pedrasa, constituait à l’origine une scission de la Phalange socialiste bolivienne (FSB), organisation se réclamant du franquisme. Rompant avec la FSB pour ne conserver de son discours que le pendant « socialiste  », le MAS opère un tournant radical qui le conduit à s’allier avec le Parti communiste bolivien (PCB), dans le cadre du regroupement de la Gauche unie (IU). C’est dans ce regroupement que se retrouvent les cultivateurs de coca à l’origine de l’IPSP, parmi lesquels Evo Morales, au début des années 1990.
[5] Le Parti communiste bolivien et le POR-Lora, longtemps dominants au sein de la gauche bolivienne après l’éclatement du Parti ouvrier révolutionnaire (POR), l’organisation trotskiste historique, et les échecs successifs de la gauche guerillériste, ont été réduits à l’état de groupuscules. L’actuel dirigeant principal de la COB, Jaime Solares, se revendique de la tradition du POR-Combate, qui a été la section bolivienne de la IVe Internationale (troskiste) jusqu’au XIIe Congrès mondial (1995), qui avait constaté l’extrême affaiblissement sinon la disparition de cette organisation. Un noyau de militants s’est alors attelé à la reconstruction de la COB.
[6] La CSUTCB, dirigée par Felipe Quispe depuis 1998, a subi une scission - dont les membres du MAS ont été à l’origine - lors du Congrès de Sucre de juin 2003. Convoqué par une majorité de départements au motif du non-respect des statuts par son dirigeant, Quispe refusa d’y assister, de même que les dirigeants locaux de La Paz et Tarija. C’est pourquoi il existe désormais deux centrales paysannes, l’une dirigée par Quispe et sous influence du MIP, et l’autre, majoritaire, dirigée par un sénateur du MAS, Roman Loayza.
[7] Les principaux centres d’exploitation du gaz sont concentrés dans la région de Tarija, à la frontière de l’Argentine, tandis que les centres en cours de prospection sont quant à eux concentrés dans la région de Santa Cruz, située à l’Est de la Bolivie.
[8] Des réformes qui ont eu lieu en 1953 et 1983.
[9] Finalement, des élections générales seront organisées le 4 décembre 2005, pour élire un président, un vice-président , 27 sénateurs, 130 députés, et 9 préfets. (ndlr)
[10] L’article 93 de la Constitution prévoit que seule l’élection à la présidence et à la vice-présidence du pays peut être organisée, et non des élections générales qui concerneraient le Congrès dans son ensemble.
[11] Une réunion du Mercosur, tenue début juin, envisageait la mise en place d’un « anneau régional du gaz  » dont les principales caractéristiques seraient de partir du sud du Pérou où viennent d’être découverts de nouveaux gisements récemment exploités, et d’approvisionner le Chili, l’Argentine, le Paraguay et le Brésil, en contournant la Bolivie. L’objectif avoué pour certains pays, notamment l’Argentine qui est en situation de dépendance, est de ne pas avoir à s’exposer à « l’instabilité  » de la situation politique bolivienne.
Source : Inprecor (www.inprecor.org), juillet-aoà »t 2005.