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La rébellion de mai et juin a inscrit à l’ordre du jour le thème du pouvoir. Historiquement, il n’y a que deux manières pour y arriver : par les élections ou moyennant une insurrection. Dans tous les cas, sans une forte cohésion des mouvements sociaux, sans porte-parole crédibles et préparés, les efforts des centaines de milliers de Boliviens rebelles resteront vains.
Les époques révolutionnaires sont des périodes historiques de plusieurs années caractérisées par une intense lutte sociale et politique pour le pouvoir d’Etat entre deux blocs, l’un conservateur, qui cherche à préserver le vieil ordre constitué, et l’autre, révolutionnaire, qui cherche à instaurer un nouveau régime économique et politique. C’est ce qui se vit en Bolivie depuis l’an 2000 avec la formation d’un bloc social articulé autour des chefs d’entreprise de l’agro-industrie de Santa Cruz [1] et des partis politiques conservateurs (MNR, MIR, NFR, UCS) [2], et un bloc rénovateur qui, malgré sa dispersion entre modérés et radicaux, est composé de secteurs indigènes, vecinales [3], paysans et ouvriers du pays (FEJUVE [4], CSUTCB [5], Bloque de Unidad [6], Coordination de l’Eau, COB [7], MAS [8], MIP [9]). De par la formation historique de ces blocs, ces forces expriment des antagonismes régionaux (est/ouest), ethniques (indigènes/q’aras [10]) et de classes (travailleurs/ patrons) de la formation contradictoire de la société.
Les époques révolutionnaires se différencient des époques de stabilité par la participation croissante de la société à des enjeux d’ordre public, par l’affaiblissement des anciennes croyances qui maintenaient la population dans la passivité, par l’émergence de nouvelles idées, de nouvelles consignes, opposées aux idées dominantes, qui acquièrent une adhésion croissante de secteurs disposés à se mobiliser pour rendre ces demandes effectives. Dans le pays, précisément, les consignes d’en finir avec le néolibéralisme, de nationaliser les hydrocarbures, d’organiser une assemblée constituante et un gouvernement indigène ont réussi à disputer l’hégémonie idéologique au bloc conservateur, se convertissant en un imaginaire mobilisateur des attentes collectives de la société.
Une époque révolutionnaire n’est pas une simple action de protestation, mais plusieurs vagues de protestations et mobilisations, séparées par des périodes de relative stabilité, qui affaiblissent le régime de gouvernement. Celles-ci ont commencé en avril 2000, puis en septembre et octobre 2000, ensuite en juin 2001, en janvier 2002 aussi, puis en février 2003 et en octobre 2003 et récemment en mai-juin 2005. En plus du caractère massif des mobilisations, ce qui est décisif aujourd’hui est que de la simple action de résistance aux actes arbitraires de l’Etat (2000), on est passé à une remise en question de celui-ci (juin 2001 avec la formation du « Cartel  » indigène de Q’ala chaca) et à la formation d’un bloc social avec des projets antagoniques à ceux du bloc dominant conservateur donnant lieu à une polarisation sociale et politique entre deux projets de société, économiques, d’Etat, d’institutions et de gouvernement (octobre 2003 - juin 2005).
Les époques révolutionnaires sont d’intenses mouvements de lutte pour le pouvoir politique, économique et culturel de la société et leur résultat peut être varié : parfois elles peuvent déboucher sur des coups d’Etat conservateurs qui ont pour objet de garder le pouvoir au prix de l’emploi ouvert de la violence d’Etat ; parfois, elles se terminent en révoltes qui ne modifient pas le pouvoir d’Etat bien qu’elles fragmentent la société par des actes de rébellion multiples, dispersés et éphémères. Mais les époques révolutionnaires peuvent aussi culminer dans une redistribution « pactée  » du pouvoir par la voie des accommodements électoraux successifs et de la corrélation des forces (élections anticipées, assemblée constituante), au moyen d’un leadership « césariste  » qui se place au-dessus des blocs antagoniques ou bien moyennant un changement radical du pouvoir politique résultant d’une révolution sociale.
Tant que l’antagonisme entre les deux blocs en lutte pour le pouvoir ne se résout pas, on est dans une étape de « ballottage catastrophique  » entre les deux forces en conflit qui, dans le fond, sont deux proto-hégémonies qui ne réussissent pas encore à anéantir ni à construire une hégémonie, un leadership politique et intellectuel de caractère national. C’est pourquoi, par moment, on assiste à des épreuves de force qui cherchent à briser cet équilibre instable (octobre 2003, mars et juin 2005).
Les soulèvements pour les hydrocarbures
La lutte pour la nationalisation des ressources naturelles fait partie de la mémoire historique du mouvement populaire. Revendiquée depuis 1920 sous la forme de la « nationalisation des mines  » comme mesure visant à socialiser la richesse accumulée par les seigneurs de l’étain, la nationalisation a fait partie de l’imaginaire syndical et populaire visant à donner une base matérielle à la construction de la nation. Après la Guerre du Chaco [11], les gouvernements militaires anti-oligarchiques nationalisèrent l’exploitation du pétrole (1936). Après la révolution de 1952 [12], ce fut le tour des grandes mines privées d’étain, ce qui permit à l’Etat de jouer un rôle important dans la formation de la base industrielle moderne du pays. Ce processus fut complété par la nationalisation de la Gulf Oil en 1969. D’une certaine manière, cette première vague de nationalisation faisait partie de l’époque révolutionnaire qui mit fin au régime oligarchique laissant la place au capitalisme d’Etat. Indépendamment de la corruption et de la mauvaise gestion, cette étape de nationalisation donna au pays les meilleurs indices de croissance économique au vingtième siècle, un développement de la faible base industrielle et, paradoxalement, du soutien économique des entreprises agro-industrielles et minières. Dans les années 80, ce secteur se consacrera à démanteler la source primaire de sa croissance.
La nouvelle étape de lutte pour la nationalisation des ressources naturelles, qui débute en avril 2000, se réapproprie cette mémoire historique des luttes populaires. On peut dire que sous l’actuelle consigne de nationalisation des hydrocarbures, deux perceptions collectives sont résumées. La première : le destin économique du pays pour les prochaines années se joue dans la propriété publique du gaz, car il sera la principale source de création de richesses de la Bolivie. Son contrôle, l’usufruit et la propriété doivent donc rester dans les mains de la nation. La seconde perception est que dans la nationalisation est résumée l’exigence indigène et populaire d’un nouveau projet de développement économique, d’un nouveau « modèle économique  » qui mettrait fin aux vingt années de néolibéralisme dans le pays dont les résultats en termes de bien-être, d’emploi, de modernité, d’ascension sociale et de justice sont dramatiquement négatifs.
L’exigence de nationalisation est, de loin, une vision claire et historique du mouvement indigène et populaire de la préservation de l’intégrité territoriale et politique de la nation. D’où la véhémence avec laquelle elle a commencé à être défendue et l’hostilité avec laquelle elle est attaquée par les élites patronales, dont le sens de la patrie a la taille de leurs propriétés.
Au cours de cette nouvelle étape politique, la revendication de récupération du contrôle des hydrocarbures fut formulée initialement comme une manière de rejeter la vente du gaz par et pour le Chili en octobre 2003. Ceci provoqua le soulèvement d’octobre et la démission du président Gonzalo Sanchez de Lozada [13]. Ensuite, en décembre 2003, les indigènes aymaras de la CSUTCB brandirent le drapeau de la nationalisation du gaz. Depuis lors, plusieurs organisations indigènes et populaires comme la FEJUVE, la COB, la Coordination du gaz [14], les regantes [15] commencèrent à reprendre ce drapeau comme leur principale exigence face à l’Etat.
La réalisation du référendum sur le gaz de juillet 2004, organisé par le président Carlos Mesa comme un acte de contention et de neutralisation, représenta une déroute temporaire de la revendication de nationalisation.
Les secteurs qui la défendaient cette revendication ne sont pas arrivés à organiser le boycott du référendum [16], ce qui a rendu plus légitime encore l’ « augmentation  » des impôts et des intérêts jusqu’à 50 pour cent [17]. Cependant, l’enlisement du débat au parlement et l’absence de signaux de transition vers un nouveau modèle économique, avec un rôle accru de l’Etat dans le commerce des hydrocarbures, a recréé une situation de mal-être social et a renforcé l’exigence de nationalisation.
Le secteur qui assumera avec détermination la mobilisation pour la nationalisation sera la FEJUVE de El Alto [18]. Elle avait déjà intégré cette demande dans son cahier de revendications lors de son Congrès de 2004. A peine terminée la mobilisation pour l’expulsion de Aguas del Illimani en janvier-février 2005 [19], les différents comités de quartiers de El Alto commencèrent à débattre sur la préparation d’une grande mobilisation pour la nationalisation des hydrocarbures.
A la différence de toutes les mobilisations antérieures des mouvements sociaux dans lesquelles les revendications étaient de caractère régional ou défensif, la lutte pour la nationalisation entreprise par la FEJUVE et appuyée immédiatement par les paysans aymaras de la Fédération des travailleurs paysans de La Paz « Tupaj Katari  », posa directement et exclusivement une revendication de caractère national et de caractère structurel. Cela a représenté un saut qualitatif dans la construction d’un projet politique alternatif des mouvements sociaux. On est passé d’un niveau défensif et local à un niveau offensif et national. Cela fait de la mobilisation pour les hydrocarbures la mobilisation la plus importante depuis la lutte pour la démocratie.
La force historique de cette exigence fut d’une telle magnitude qu’en quelques jours d’autres secteurs sociaux des autres départements du pays ont repris la revendication (Comité CÃvico de PotosÃ, Coordinadora del Agua, APG [20], etc.,), ce qui obligea en outre d’autres secteurs mobilisés aussi par le thème des hydrocarbures (Bloque Oriente, Colonizadores, paysans sans terres [21], CONAMAQ [22]) ou ceux qui commencèrent à se mobiliser pour des demandes sectorielles (enseignants, secteur de la santé, coopérativistes, etc.) à adopter la consigne nationale de la nationalisation. Au cours de la deuxième semaine de paro à El Alto [23], la mobilisation sociale embrassait tous les départements du pays, soit plus qu’en octobre 2003.
Les répertoires de l’action collective
La principale méthode de lutte employée lors du soulèvement pour la nationalisation des hydrocarbures a été le blocage de chemins, de rues et de routes. Considérée comme une méthode de lutte éminemment paysanne, utilisée largement et de manière légendaire par les soulèvements indigènes et paysans, à El Alto, cette méthode de mobilisation a connu une réadaptation urbaine, moyennant le creusement de fossés sur les routes, la formation de barricades sur les avenues et l’encerclement des centres de distribution de carburants de Sentaka. L’efficacité de cette méthode a été multiple. En premier lieu, elle a permis une extension nationale de la mobilisation : plus de 90 pour cent des routes du pays dans les neufs départements furent bloquées par des paysans et des indigènes de différentes régions, immobilisant le transport de marchandises et de passagers. En second lieu, les blocages ont paralysé le centre d’approvisionnement énergétique de la ville de La Paz, ce qui a fait s’effondrer l’activité économique de la ville après quelques jours d’absence d’approvisionnement en essence et en gaz. Il s’agit là d’une méthode de lutte économiquement stratégique, similaire à celle employée par les cocaleros [24] du Chapare sur la route Cochabamba-Santa Cruz : dans le cas de la route du Chapare, on paralyse la principale route commerciale et de transport de marchandises du pays ; dans le cas de Senkata, on paralyse la source énergétique du transport et du commerce de la ville de La Paz.
La vigueur du blocage de routes fut telle que les mouvements sociaux réussirent à littéralement occuper et prendre possession de l’espace géographique de l’Etat, isolant non seulement les villes, Santa Cruz en particulier, considérée comme le centre du pouvoir politique des secteurs conservateurs, mais aussi en paralysant l’exercice de la souveraineté étatique sur le territoire national, amenant crise et vide de pouvoir gouvernemental.
La seconde méthode de lutte employée avec une efficacité notable fut l’occupation des puits et centres de distribution de pétrole, d’essence et de gaz. Ainsi, pendant que Senkata était encerclé, les indigènes de l’est prenaient les puits pétroliers dans le département de Santa Cruz ; les indigènes aymaras et quechuas occupaient les centres de pompage d’hydrocarbures sur les hauteurs de Cochabamba (Safari) et sur les hauts plateaux andins (Sica Sica), produisant une paralysie de fait et un contrôle de ces installations pétrolières.
Avec ces méthodes de lutte, les mouvements sont passés d’une attitude démonstrative de mécontentement (marches, concentrations) à des actions de fait, ce qui a montré une radicalisation généralisée de l’action collective au niveau national.
Au milieu de ces actions pratiques, les marches par la route Oruro - La Paz des indigènes des basses terres, des colonizadores, des cocaleros, la concentration d’indigènes paysans du haut plateau aymara dans la ville de La Paz et la concentration massive sur la place San Francisco (La Paz), le lundi 6 juin, de près de 300.000 personnes, la concentration la plus importante de l’histoire politique du pays, ont montré la multiplicité des répertoires de mobilisation des secteurs sociaux.
Dans les faits, la concentration du lundi 6 juin a été la réponse au rassemblement du Comité Civique cruceño [25] du mois de mars. L’occupation du territoire et le blocage de routes dans les neuf départements ont montré la capacité de mobilisation et de déploiement territorial national des mouvements sociaux face à la mobilisation régionale des civicos de Santa Cruz. Les mouvements montraient qu’ils étaient encore les plus forts, notamment sur le plan de leur capacité à faire s’effondrer l’Etat, mais moins sur le plan de leur capacité à résoudre la question du pouvoir politique.
La lutte pour le pouvoir d’Etat
L’expansion de la demande de nationalisation des hydrocarbures fut d’une telle magnitude qu’à la troisième semaine de paro, l’Etat perdit le contrôle des voies de communication, de l’activité sociale dans la ville de El Alto et de la régularité de l’activité économique du pays. L’Etat commença à s’effondrer provoquant immédiatement une crise de gouvernement. L’unique manière d’essayer de reprendre le contrôle de l’Etat requerrait l’intervention des forces armées, qui étaient alors la seule organisation de caractère national et stable que possédaient l’Etat et le gouvernement. Ce choix aurait impliqué l’usage de la violence, des morts et le risque d’une division interne de l’armée, dernier bastion de l’unité de l’Etat : Mesa préféra donc abandonner le gouvernement, créant un vide de pouvoir.
On sait que le pouvoir d’Etat, par principe ne peut rester « vide  » longtemps et doit être « occupé  », géré d’une manière ou d’une autre. Les classes dominantes s’en sont bien souvenu. Les anciennes fractions conservatrices (MNR, ADN, MIR, NFR), préparaient depuis longtemps une opération de retour au gouvernement [26] face à la faiblesse croissante du gouvernement, manifeste déjà depuis janvier 2005.
Ainsi, le samedi 4 juin, un paradoxe a commencé à se profiler : que le soulèvement des secteurs vecinales, indigènes et paysans du pays, dans leur capacité à faire s’effondrer le pouvoir - mais face à l’absence d’une alternative propre de pouvoir- rende possible le retour au pouvoir des secteurs mis en échec et écartés par le soulèvement d’octobre 2003. Une possibilité s’est profilée, un type d’aliénation politique dans laquelle l’effort du bloc révolutionnaire céderait la place, sans le vouloir ni le rechercher, au retour au gouvernement du bloc conservateur, à l’image de l’aliénation économique, dans le domaine de la production, quand le travail de l’ouvrier crée le capital du chef d’entreprise qui ensuite domine l’ouvrier.
Ce paradoxe fut rendu possible pour deux motifs. Le premier, parce que si les mouvements sociaux ont réussi à paralyser le pays, en montrant leur force de mobilisation nationale, le contrôle des institutions parlementaires était toujours entre les mains des forces conservatrices, par la présence majoritaire de la coalition MNR-MIR-UCS-NFR. Il en résulte que pendant que les mouvements sociaux gagnaient dans les rues en provoquant un vide de pouvoir, au parlement, les conservateurs gagnaient en se projetant de manière immédiate et désespérée comme sortie constitutionnelle à ce vide de pouvoir. Ce que les masses gagnaient dans la rue sur base de la mobilisation et de la légitimité de leur revendication, au parlement les élites gagnaient sur la base de leur légalité et de leur majorité parlementaire.
En second lieu, cette possibilité d’une réforme conservatrice du gouvernement était facilitée par la propre absence d’une alternative de pouvoir des mouvements sociaux. Les habitants, les membres de communautés et les indigènes s’étaient lancés de manière vigoureuse et sacrifiée dans la lutte pour la nationalisation en demandant au gouvernement constitué de nationaliser, mais, entre temps, le gouvernement s’est effondré et à ce stade, alors que la réalisation de la nationalisation posait la question du pouvoir politique, les mouvements sociaux ne s’y étaient pas préparés et s’arrêtèrent sans oser faire un pas de plus. Dans un acte de lucidité historique, ils empêchèrent l’accès au pouvoir de Vaca Diez [27], ce qui fut une victoire secondaire, mais ils ne se lancèrent pas dans l’occupation ou la préparation de l’occupation-construction d’un nouveau pouvoir.
C’est que la consigne de la nationalisation n’est pas seulement un projet d’économie étatisée, c’est aussi un projet de pouvoir réalisable moyennant une transformation du système politique et de la structure du pouvoir d’Etat. Et c’est la difficulté expérimentée par le mouvement social dans cette première vague de la longue lutte pour la nationalisation. Les mouvements sociaux l’ont demandé à un « souverain  », le gouvernement, mais face au refus puis au vide de pouvoir, les mouvements n’ont pas voulu assumer cette souveraineté, ce qui aurait requis de se voir eux-mêmes comme des « souverains  », mais ceci ne s’est pas produit.
Car pour produire du pouvoir, pour lutter pour le pouvoir - et au fond c’est ce dont auront besoin les mouvements sociaux pour porter en avant leur consigne de nationalisation,- il ne suffit pas simplement de se mobiliser, d’encercler et de paralyser l’Etat. C’est une stratégie de résistance importante pour obliger les gouvernants à prendre en compte telle ou telle demande, mais pas pour les obliger à prendre des décisions qui vont à l’encontre de leur existence en tant que classe. La lutte pour le pouvoir, pour sa production sociale capable de lancer les mouvements sociaux dans la lutte pour le pouvoir d’Etat est bien plus qu’une déclaration pamphlétaire ou un discours enflammé. Le pouvoir est la capacité de convaincre, de diriger la société et, avant tout, la capacité d’exercer une force coercitive. C’est pourquoi sa conquête requiert de travailler les trois pré requis de tout pouvoir d’Etat. Premièrement, un projet, un horizon, un discours mobilisateur de la société. Ceci existe déjà , c’est la revendication de nationalisation des hydrocarbures. Il est clair que le débat politique des prochains mois tournera autour de cela.
Le second composant du pouvoir est la capacité de gestion territoriale, d’administration et de régulation de la vie économique, sociale et politique d’une région et du pays. Là -dessus, les mouvements sociaux ont montré des limites dans la formation des comités d’approvisionnement qui auraient pu faire que la FEJUVE contrôle et régule la distribution du carburant, et de ce fait serait parvenue non seulement à mettre de son côté les alliés urbains de la ville de La Paz qui se seraient reconnus dans la revendication de El Alto, mais cela aurait été un fait de gestion politique autonome qui aurait montré les organisations sociales comme des institutions avec un pouvoir de gestion alternative, de régulation d’un nouvel ordre et régime de gouvernement. Le gouvernement est gestion et légitimité. Et enfin, le thème de la force. Tout pouvoir dans le fond est le monopole de la force physique et tant que les mouvements sociaux n’assumeront pas publiquement et avec le sérieux nécessaire le thème de la résolution de cette thématique, la lutte pour le pouvoir sera bloquée et la propre nationalisation effective des hydrocarbures impossible.
La rébellion de mai et juin a inscrit à l’ordre du jour le thème du pouvoir. Historiquement, il n’y a que deux voies pour y arriver : par les élections ou moyennant une insurrection. Dans tous les cas, sans une forte cohésion de l’ensemble des mouvements sociaux, sans leadership unifié de toutes les tendances, sans porte-parole crédibles et préparés, les gigantesques et généreux efforts des centaines de milliers de rebelles resteront vains.
[1] Santa Cruz est un département oriental du pays. Les huit autres départements sont Beni, Cochabamba, Chuquisaca, Oruro, Pando, La Paz, PotosÃ, Tarija (ndlr).
[2] MNR= Mouvement nationaliste révolutionnaire ; MIR= le mal nommé Mouvement de la gauche révolutionnaire ; NFR = Nouvelle force républicaine) ; UCS= l’Unité civique solidarité (ndlr).
[3] Par vecinales, il faut comprendre voisins ou habitants. Cela fait référence aux organisations sociales des quartiers populaires comme à El Alto (ndlr).
[4] FEJUVE = Federación de Juntas Vecinales, fédération des comités de quartier de la ville de El Alto. La FEJUVE fut la principale protagoniste de ladite guerre du gaz en octobre 2003 (ndlr).
[5] CSUTCB = Centrale syndicale unique de travailleurs paysans de Bolivie (ndlr).
[6] Bloque de Unidad de Campesinos, IndÃgenas y Pueblos Originarios de Santa Cruz, organisation sociale du département de Santa cruz (ndlr).
[7] COB= Centrale ouvrière bolivienne, dirigée par Jaime Solares (ndlr).
[8] MAS= Mouvement au socialisme (MAS), première force politique du pays, fait partie comme le MIP de ladite « nouvelle gauche indigène  ». Ce parti-mouvement est dirigé par Evo Morales (ndlr).
[9] MIP= Mouvement indigène pachakuti (MIP) du dirigeant paysan Felipe Quispe (ndlr).
[10] Blancs, descendants des Européens (ndlr).
[11] La guerre du Chaco sur WIKIPEDIA : http://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_du_Chaco.
[12] L’histoire de la Bolivie sur WIKIPEDIA : L’histoire de la Bolivie sur WIKIPEDIA : http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_Bolivie (ndlr).
[13] Consultez le dossier « Guerre du gaz  » sur RISAL (ndlr).
[14] La Coordinadora para la Defensa y la Recuperación del Gas, communément appelée la Coordinadora del Gas, est une coalition d’organisations sociales, civiques et politiques, dont le MAS et la COB, qui propose une nationalisation totale des hydrocarbures, de même que la tenue d’une assemblée constituante pour transformer le système politique bolivien et instaurer un régime de démocratie participative. La Coordinadora a mené une campagne populaire pour recueillir les signatures des citoyens qui sont en faveur de la nationalisation. Cette campagne a été décrite par ses instigateurs comme un « référendum populaire et alternatif  » à celui organisé en juillet 2004 par le gouvernement (ndlr).
[15] Paysans représentant la principale force sociale dans le département de Cochabamba (ndlr).
[16] Lors de la campagne référendaire, l’opposition unifiée qui avait permis d’exercer une pression telle sur la présidence de Sanchez de Lozada qu’il fut forcé de démissionner, s’est retrouvée divisée en deux camps. D’un côté, les militants radicaux issus du mouvement ouvrier et les partisans de la branche de la CSUTCB associée au Mallku Felipe Quispe, la Centrale ouvrière bolivienne et la Coordination du Gaz, ont prôné le boycott du référendum, demandant à la population de s’abstenir, de voter en blanc ou d’inscrire le mot « nationalisation  » sur leur bulletin de vote. De l’autre, l’opposition incarnée par Evo Morales et le Movimiento al Socialismo (MAS), s’est démontrée de plus en plus encline à jouer son rôle d’opposition des urnes plutôt que de la rue. Morales avait appelé la population à participer au référendum en votant « oui  » aux trois premières questions et « non  » aux deux dernières..
Lire Louis-F. Gaudet, La Bolivie de l’après référendum : Vers un nouveau cycle de contestations ?, RISAL, septembre 2004 (nlr).
[17] A la suite du référendum, le débat sur le niveau des royalties et des impôts à imposer aux entreprises transnationales présentes dans le pays a pris le dessus sur celui de la nationalisation des hydrocarbures (ndlr).
[18] Lire Richard Gott, Un soulèvement sismique chez les indiens d’Amérique latine, RISAL, 13 juin 2005 et Luis A.Gomez, El Alto : de la cité-dortoir à la révolte sociale, RISAL, octobre 2003 (ndlr).
[19] Lire Iñigo Herraiz, Bolivie : quand l’eau est privatisée, RISAL, avril 2005 ; Marie Mazalto, Le contrat entre la compagnie française Suez Lyonnaise des Eaux et la Bolivie déborde, RISAL, mars 2005 ; Eric Toussaint, Sous la pression populaire, le président bolivien met fin à la présence de Suez en Bolivie, RISAL, février 2005 ; Jim Shultz, Bolivie : la seconde guerre de l’eau, RISAL, décembre 2004 (ndlr).
[20] Asamblea del Pueblo GuaranÃ, assemblée du peuple guarani (ndlr).
[21] Lire Sergio Ferrari, Le mouvement sans terre en Bolivie, RISAL, septembre 2004 (ndlr).
[22] Consejo de Ayllus y Marcas del Qollasuyo, organisation indigène (ndlr).
[23] Paro = grève, arrêt des activités, blocages de routes (ndlr).
[24] Les cocaleros sont les cultivateurs/ producteurs de coca. Ils sont essentiellement situés dans la région des Yungas et dans le département du Chapare.
Lire Christian Rudel, Revendications indiennes en Amérique latine : le cas d’Evo Morales, RISAL, novembre 2002 ; Eric Leeuwerck, Bolivie : coca no es cocaÃna, Coca-Cola non plus !, RISAL, décembre 2002 ; Erick Fajardo Pozo, L’éradication de la coca en Bolivie et le destin de la gauche en Amérique latine, RISAL, avril 2004 (ndlr).
[25] C’est dans les départements de Santa Cruz et de Tarija, à l’est du pays, qui se trouve la plus grosse partie des richesses en ressources naturelles de la Bolivie. Un mouvement « civique  » mené par les classes économiquement dominantes exige plus d’autonomie territoriale afin de contrôler ces ressources (ndlr).
[26] Quand Mesa est devenu président de la République, suite au soulèvement populaire - la première guerre du gaz - et à la fuite de Gonzalo Sanchez de Lozada en octobre 2003, il a décidé de ne pas faire entrer dans son cabinet des membres des partis traditionnels (ndlr).
[27] Mis sous pression tant par la gauche que par la droite, Carlos Mesa a fini par démissionner le 6 juin. Cette démission a posé la question de sa succession. Du point de vue institutionnel, la Constitution prévoit en effet que les présidents du Sénat et de la Chambre des députés succèdent au vice-président en cas de démission. Or, le président du Sénat n’était autre que Hormando Vaca Diez, membre du MIR et élu de la région de Santa Cruz. Pour l’ensemble des mouvements sociaux, Vaca Diez à la présidence, c’est une provocation : c’est un valet de l’oligarchie cruceña, dont la nomination marquerait, qui plus est, le retour au premier plan des partis traditionnels que la première guerre du gaz avait permis de marginaliser politiquement. Donc, à la revendication majeure d’une nationalisation des hydrocarbures se combine alors l’exigence de la démission de Vaca Diez, mais aussi de Mario Cossio, le président de la Chambre des députés. Suite à d’autres mobilisations, l’oligarchie comme l’ambassade des États-Unis ont semble-t-il préféré reculer plutôt que de risquer de perdre tout contrôle de la situation. Ce pourquoi, c’est finalement le président de la Cour suprême, Eduardo Rodriguez, qui sera choisi pour prendre la place de Mesa, jusqu’aux élections du 4 décembre prochain (ndlr).
Source : El Juguete Rabioso (http://eljugueterabioso.free.fr), Bolivie, 2005.
Traduction : Frédéric Lévêque & Isabelle Dos Reis, pour Le Jouet enragé, édition francophone de El Juguete Rabioso (http://eljugueterabioso.free.fr/), Bolivie, et RISAL (www.risal.collectifs.net).