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« Vous ne pouvez impulser un changement social si la parole est monopolisée par l’autre [1].  » Dans le contexte de révolution démocratique que connaît le Venezuela, la question des rapports entre médias et société se pose avec une acuité toute particulière. Les médias traditionnels privés [2], et notamment les cinq grandes chaînes de télévision du pays - Venevisión, RCTV, Globovisión, Televen et CMT -, donnent de la société une image qui surprend tout visiteur acceptant de sortir des quartiers chics de l’est de Caracas. A l’écran, les peaux sont blanches, les maquillages très « tendance  », les coupes de cheveux irréprochables. Bercé par la ronde des biens de consommation, on y témoigne des affres de l’amour déçu, trahi ou fécond que connaissent des conducteurs de 4 x 4 et de coupés sport. Bref, alors que plus de 60 % de la population vit dans la pauvreté, on s’y sent plus proche de Miami que des quartiers populaires de Petare ou Catia, trop pauvres, il est vrai, pour intéresser les annonceurs.
Aux mains d’intérêts financiers liés à l’ancienne oligarchie, se substituant à une opposition politique affaiblie par les défaites électorales et les divisions, les médias ont orchestré les différentes campagnes de déstabilisation auxquelles le gouvernement du président Hugo Chávez a dà » faire face [3]. Ce dernier les a-t-il fait fermer pour autant ? A-t-il tenté de les museler, comme l’en accuse assez régulièrement la presse internationale ? Il s’est contenté, pour briser cette « dictature médiatique  », de légaliser les organes de communication communautaires qui n’étaient guère que tolérés ou clandestins jusque-là [4].
Nous sommes en 2000. M. Chávez est en visite à Catia, l’un des quartiers les plus pauvres de Caracas. Dans son article 98, la nouvelle Constitution - qui instaure la cinquième République - vient de reconnaître que le droit à la communication est l’un des outils fondamentaux de la participation citoyenne. Toutefois, issue de la quatrième République, la loi qui réglemente le secteur des médias est toujours en vigueur. « Qu’entendez-vous par télévision communautaire ?  », demande le président, vivement intéressé, à la jeune femme qui vient de l’interroger, se réclamant de ce type de média - illégal selon la loi - fonctionnant à Catia. « On veut créer un contre-pouvoir, démythifier le langage des médias. Montrer que ce sont des instruments, qu’ils doivent être entre les mains des gens.  » Quelques mois plus tard, M. Chávez inaugurera officiellement ce qui va devenir la chaîne de télévision Catia TVe.
Dans les quartiers populaires, en effet, on n’avait pas attendu le gouvernement bolivarien pour organiser la résistance culturelle face aux médias dominants. Dès les années 1980, les premières actions ont été organisées : projection de films, diffusion d’informations « à la criée  » (les « radios mégaphones  »), rencontres de quartier pour discuter d’une réalité rendue invisible, celle de la vie dans le barrio. Aidés par des cinéastes professionnels, ceux qui ont une expérience technique mettent sur pied des ateliers de formation...
Le concept de « média communautaire  », fait par et pour la communauté, s’ancre dans la réalité des quartiers. Bien sà »r, la participation des dominés n’est pas à elle seule un gage de qualité. La ligne éditoriale peut paraître réduite à sa plus simple expression : si un programme ne donne pas dans la diffamation, « il passe  ». Alors, beaucoup de choses passent... Un peu faible comme alternative aux médias dominants, ces projections dont on pourrait craindre qu’elles ne s’apparentent à des séances « diapo vacances  », avec leurs longueurs et leurs maladresses ? Pas si sà »r, car il n’est nullement question d’ériger l’amateurisme en vertu. Par ailleurs, elles répondent au besoin réel d’une population exclue des autres médias : « Les gens, explique l’une des participantes, avaient une soif immense de se reconnaître, de s’autoreprésenter.  »
Les habitants des quartiers s’emparent de l’outil. Les femmes d’abord, plus disponibles que les hommes et plus sensibilisées qu’eux aux problèmes liés à la pauvreté et à l’exclusion. Comme l’explique Gabriela Fuentes, présidente de l’Association nationale des médias communautaires, libres et alternatifs, « pour une fois, ce n’est pas le journaliste professionnel, homme, blanc, aisé, qui impose sa “théorie” [5]  ».
Quand les groupes commencent à se doter de caméras, une étape est franchie : la résistance se transforme en offensive. La vidéo devient « un instrument de lutte  » à la disposition des ouvriers, des paysans, des déshérités jetés dans l’économie informelle, de ceux qui ne peuvent habituellement pas compter sur un quelconque soutien médiatique : « Nous filmions les responsables politiques venus faire des promesses à la communauté, et utilisions le film pour les empêcher d’oublier leurs engagements.  »
Ces médias mènent aussi une réflexion alimentée par des questions formelles. Comment ne pas instaurer un rapport de « domination  » du journaliste envers son interlocuteur ? Comment ne pas imposer ses sujets ? Comment contextualiser l’information ? Bien souvent, les réponses passent par ce que Thierry Deronne, vice-président de Vive TV, la chaîne communautaire lancée par le gouvernement en novembre 2003, appelle la « dé-formation  » des journalistes. Evoquant l’exemple de l’émission « Venezuela Adentro  » (A l’intérieur du Venezuela), il explique : « Les différentes équipes de réalisation disposent d’une semaine entière pour préparer un sujet d’une demi-heure.  » Le tournage ne commence qu’après deux jours passés à « s’imprégner de la réalité du terrain  ».
De retour, toute l’équipe s’active sur le montage : chacun est donc porteur de l’identité globale du travail à chaque étape de sa réalisation. Quand l’émission passe à l’écran, caméras et micros n’apparaissent jamais. Pas plus que les journalistes. Ce radicalisme de l’invisibilité journalistique fut difficile à faire accepter à certains jeunes issus de formations traditionnelles d’où l’on sort convaincu que le degré de visibilité est, pour le journaliste, la mesure du talent et... du succès. Au contraire, la chaîne s’efforce de permettre à chacun de s’exprimer de la façon la plus directe. Pas besoin de commentaires off : l’idéal serait même de « confier la caméra pour qu’ils donnent eux-mêmes une image de leur vie  ». Ce serait là , continue Thierry Deronne, « une vraie réussite de la démocratie participative  ».
Dans le contexte politique vénézuelien, « le processus créatif est plus important que le produit  ». Comme le souligne une participante, « lorsque vous réalisez une émission sur l’histoire de votre quartier, d’une certaine façon vous affirmez votre identité, vous “grandissez”  ». Alors tant pis pour les cadrages approximatifs... Le média compte finalement moins que l’acte de se saisir d’une caméra, la diffusion moins que la réalisation, le fait de plaire au spectateur moins que celui de « participer  ». Fondatrice de Catia Tve, puis première présidente de Vive TV, Blanca Eekhrout le clame d’ailleurs haut et fort : elle ne cherche « pas des spectateurs, [mais] de la communication  ».
Pour le droit à la santé, on bâtit des hôpitaux... Pour le droit à la communication, le gouvernement affecte une portion du spectre radioélectrique aux médias communautaires et instaure l’obligation pour les opérateurs du câble et du satellite de transporter gratuitement, jusqu’à un maximum de 15 % de leur offre, les signaux de ces télévisions communautaires.
Depuis 2000, le gouvernement a l’obligation d’aider le mouvement « communautaire  » dans sa totalité. Pour que « ce nouveau droit ne soit pas instrumentalisé par des groupes religieux, politiques ou économiques  », rappelle Blanca Eekhout, la direction des équipes qui assurent le fonctionnement de la chaîne ne peut être composée de « membres dirigeants de partis politiques, d’organisations religieuses, d’Eglises ni de hauts fonctionnaires publics [6]  ».
Par ailleurs, 70 % du contenu du « message  » - information, programmes de divertissement, culturels ou pour la jeunesse - doit être produit directement par les « gens du coin  ». Il s’agit de respecter le plus grand pluralisme et la diversité du quartier dont le média est issu. Enfin, et afin d’asseoir l’indépendance financière, la publicité est autorisée, mais uniquement au profit d’entreprises et d’artisans locaux, eux-mêmes membres de la communauté.
Ce que les télévisions communautaires locales font au niveau de leur quartier, Vive TV le met en Å“uvre à l’échelle nationale. Selon Blanca Eekhrout, le projet vise à « créer une vitrine nationale pour tous les mouvements de communication locale  ». Contrairement à ce qui se passe dans les autres médias, on s’attache ici à « confronter les discours politiques à la réalité du terrain  ». En favorisant cette communication entre citoyens à l’échelle du pays, mais aussi entre les citoyens et l’Etat, Vive TV porte en elle le principe même de la « contralorÃa social  » (veille citoyenne), garante de la pérennité du projet bolivarien et moteur de la « révolution dans la révolution  » qu’a récemment évoquée le président Chávez.
Il peut sembler paradoxal, alors que la loi protège les télévisions communautaires des pressions politiques, que Vive TV soit financée... par l’Etat. La chaîne n’en affirme pas moins son indépendance. Celle-ci est d’ailleurs renforcée par la mise en place des mécanismes d’une prise de décision collégiale. La formation de tous les membres de la chaîne permet de rompre avec les hiérarchies : « Le personnel de maintenance peut se former à l’usage de la caméra et commencer un travail de production [7].  »
Il serait faux de penser que le pouvoir a « créé  » les médias communautaires : les outils de la démocratie participative ne s’imposent pas du haut vers le bas. Mais, fidèle à sa volonté de favoriser l’initiative populaire, M. Chávez a su comprendre que si la construction d’une société rénovée devait passer par la mise en place d’un nouveau type de médias, l’élaboration même de ces nouveaux moyens de communication alimenterait à son tour le mouvement de rénovation de la société. Emblématique du processus bolivarien, la réflexion menée dans les médias communautaires est donc à la fois l’outil et l’aboutissement du principe de démocratie participative. Comme le dit Mario Kaplún, chercheur en sciences de l’information, « définir ce que nous entendons par communication revient à définir le type de société dans lequel nous souhaitons vivre  ».
[1] Gabriela Fuentes, citée par Benito Perez dans « Pas de révolution populaire sans prise de parole  », Le Courrier, 18 juin 2003.
[2] C’est-à -dire neuf des dix quotidiens nationaux et, au total, près de 95 % des fréquences de radio-télévision.
[3] Lire Ignacio Ramonet, « Un crime parfait  », et Maurice Lemoine, « Dans les laboratoires du mensonge au Venezuela  », Le Monde diplomatique, respectivement juin et aoà »t 2002.
[4] L’une des premières mesures prises par le patron des patrons Pedro Carmona, lors du bref coup d’Etat d’avril 2002, fut d’en faire fermer certains.
[5] Gabriela Fuentes, op. cit.
[6] Propos recueillis par Frédéric Levêque et Ataulfo Riera dans « La communication, un élément essentiel pour la transformation de la société  », Risal, 18 novembre 2003.
[7] Propos recueillis par Justin Podur dans « Télévisions communautaires au Venezuela  », ZNET, 6 septembre 2004 - traduction du Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine (Risal),
© Source : Supplément du Monde diplomatique (www.monde-diplomatique.fr/), juin 2005.
Article publié sur RISAL avec l’autorisation du Monde diplomatique.