| Réseau d'information et de solidarité avec l'Amérique latine | http://www.risal.info/spip.php?article1615 |
Le développement, lors de la récente crise dans le Cône sud, de vastes réseaux de “troc” constitue à coup sà »r l’une des formes de mobilisation sociale les plus importantes et originales de ces dernières années dans la région. Ce mouvement s’est surtout déployé en Argentine, mais il a engendré des effets d’essaimage et d’imitation tels que son influence a dépassé les frontières pour s’étendre aux pays voisins et au-delà . Il faut dire qu’il a vite démontré sa capacité à améliorer les conditions de vie d’innombrables foyers frappés par la récession. En outre, sa popularité a été renforcée par le projet de rénovation sociale dont il s’est voulu porteur, fondé sur une ferme dénonciation des effets pervers de l’économie dominante. Toutefois, malgré ses mérites, il a fini par entrer lui-même en crise et par perdre la très grande majorité de ses adhérents. A l’heure où beaucoup se demandent si n’a pas été écrite la dernière page de l’histoire du troc argentin et de sa monnaie dédiée, le crédito, il convient de revenir sur les caractéristiques de ce phénomène inédit et tenter d’éclairer les causes profondes de son échec.
I - Une dynamique novatrice au destin imprévu
Née en 1995 dans la province de Buenos Aires, puis étendue au fil des ans à l’ensemble de l’Argentine, la dynamique du troc s’est imposée au tournant du siècle comme une véritable économie parallèle, un système informel de production et d’échange de biens (produits alimentaires, vêtements, accessoires ménagers...) et services (de réparation, médicaux, de transport...) conçu comme ouvert à tous, et notamment aux nombreux exclus ou déçus de l’économie officielle. Les transactions ont lieu dans des centres spécialisés appelés clubs ou “nÅ“uds” (nodos), souvent reliés les uns aux autres en réseaux provinciaux ou nationaux. D’après certaines estimations, en 2002 environ 60 % des clubs argentins étaient situés dans la province de Buenos Aires et 18 % dans celle de Santa Fe (Cassano & Coraggio & Federico & Hintze, 2003 : 20). Si l’on ajoute la tendance des grands réseaux comme le RGT (Réseau Global du Troc) à s’étendre vers les régions limitrophes des pays voisins, tels l’Uruguay ou le Brésil, il semble justifié d’associer principalement ce mouvement à l’espace géographique du bassin de la Plata.
I.1 - L’originalité du mouvement
La pertinence du terme de troc a été beaucoup discutée par les spécialistes, car les échanges sont en réalité médiatisés par une monnaie affectée, dite “sociale” - le crédito -, matérialisée sous la forme de tickets semblables à des billets. La pratique du troc direct, sans monnaie, se rencontre encore occasionnellement mais est très minoritaire en raison de la contrainte de double correspondance qu’elle impose (le bien que j’ai à offrir doit intéresser celui auprès de qui je souhaite acquérir un produit). Néanmoins, l’appellation de troc a été maintenue dans l’usage, car elle a l’avantage de rendre compte du principe fondateur du système, celui d’une réciprocité dans les prestations, un individu ne pouvant acquérir des produits que dans la mesure où il offre lui-même des produits, et inversement ; ce que désigne le néologisme de “pro-sommation” (la production-consommation) forgé par les promoteurs du système.
A la différence de bien des solutions d’urgence mises en Å“uvre en cas de crise, le projet du troc s’est distingué dès l’origine par sa visée ambitieuse de refondation sociale, nourrie par une réflexion inspirée de l’humanisme critique. Il s’agissait de « construire des pratiques économiques (...) à contre-courant du système capitaliste  », d’« inventer de nouvelles règles du jeu  » et de « forger de nouveaux liens sociaux  » pour créer « un ordre social plus juste, démocratique et équitable  » ; bref ni plus ni moins de « réinventer la vie  » (Primavera, 2000a). Cette utopie n’en est pas restée au stade des idées. Elle a réussi à canaliser dans des démarches concrètes les énergies de larges groupes sociaux et permis ainsi de soulager les pénuries matérielles consécutives à l’explosion du chômage et à la fonte accélérée du pouvoir d’achat des ménages. Selon l’un des fondateurs du principal réseau du pays, le RGT : « tout club de troc est en mesure d’apporter à un chômeur une réponse dans un délai très bref - balayer, peindre...- ou peut-être à son épouse : s’occuper d’une malade, préparer des repas...  » (Carlos de Sanzo cité dans Pulso Bolivia, 17/06/2002). Dans certains cas, les réseaux de troc ont même permis d’éviter la cessation d’activité de petits négoces et suscité l’apparition de nouvelles micro-entreprises. Sur le plan psychologique, le troc a donné la possibilité à nombre de personnes désespérées et engagées sur la pente de la désaffiliation sociale de retrouver une communauté d’appartenance, des repères pour la vie quotidienne et des raisons de garder foi en l’avenir. De véritables transformations personnelles ont même parfois eu lieu, comme dans le cas de ce membre de l’association Eco Trueque, entré dans l’organisation dans un état famélique et désemparé, et qui affichait fièrement, quelque temps plus tard, son statut d’“ambassadeur du troc” et prévoyant de parcourir le territoire uruguayen à bicyclette afin de promouvoir la création de nouveaux clubs (Pulso Bolivia, 17/06/2002). On ne soulignera donc jamais assez l’importance vitale qu’ont pu avoir les réseaux et qu’au-delà des problèmes d’approvisionnement, les contacts et phénomènes de cohésion communautaire qu’ils ont favorisés ont beaucoup atténué les effets de déstructuration sociale et psychologique liés à l’effondrement économique.
I.2 - Une grande expérience sociale avortée
a) L’essor...
Le développement des réseaux argentins a été progressif entre 1995 et 2000, puis fulgurant en 2001 et 2002. D’après les estimations disponibles, on comptait 17 clubs en 1996, 83 en 1998, 1 800 en 2001, et 5 000 au milieu de l’année 2002 - point culminant du développement des réseaux - pour environ 2 500 000 participants actifs (7 % de la population) et peut-être quel-que 6 000 000 de bénéficiaires (Cassano & Coraggio & Federico Sabaté & Hintze, 2003). Au-tant de données qui, même si elles sont approximatives, sont révélatrices de l’énorme incidence sociale du phénomène.
La forte accélération dont témoignent les chiffres coïncide avec l’aggravation brutale de la crise dans le pays, marquée par la fin de la parité du peso avec le dollar. Toutefois, l’observation de cette corrélation est insuffisante pour expliquer la popularité et la généralisation de la formule spécifique du troc comme réponse aux difficultés socio-économiques ; car l’Amérique latine et l’Argentine elle-même ont traversé bien des récessions dans leur histoire, mais jamais jusqu’ici ce type de mobilisation ne s’était imposé, tout au moins à cette échelle. A bien y regarder, la singulière capacité de diffusion de cette pratique au sein du corps social semble reposer sur plusieurs facteurs. Il est clair, tout d’abord, que nombre de troqueurs et d’animateurs de réseaux ont été dès le départ enthousiasmés par le projet proposé. Il est vrai que ce dernier ne manquait pas d’attraits : fermement critique du présent mais résolument tourné vers l’avenir, soutenu par une réflexion de fond et des analyses théoriques, riche en propositions éthiques à portée générale mais aussi en règles pratiques précises [1]... En outre, les idées exposées ont fait vibrer la corde sensible de l’anti-libéralisme et de l’altermondialisme et misé sur la forte capacité d’improvisation et de mobilisation collective de la société argentine.
L’autre élément favorable tient à la structuration originale des centres d’échange en réseaux provinciaux ou nationaux : Réseau Provincial du Chaco, Réseau Global du Troc, Réseau du Troc Solidaire... Ce mode d’organisation et de coordination a permis de trouver un équilibre fécond, au moins pendant un temps, entre, d’une part, l’exigence de cohérence et d’ouverture sur l’extérieur des différents centres locaux (en permettant notamment aux “prosommateurs” d’un réseau donné de passer librement d’un club à l’autre, même très éloignés géographiquement, avec l’assurance de trouver des règles et conditions de transaction identiques ou très voisines), et d’autre part la nécessité de s’adapter aux caractéristiques variables des lieux d’implantation des clubs (quartier pauvre ou de classes moyennes, taille et caractéristiques du collectif de troqueurs...). Les promoteurs du troc ont ainsi cherché à mettre en Å“uvre un mode de pilotage et de gestion plus horizontal que vertical et combinant avec souplesse différentes échelles spatiales : locale, provinciale/nationale, internationale le cas échéant. Propice à l’extension géographique rapide du système, cette organisation réticulaire a également suscité chez les participants des identifications territoriales multiples : l’interaction régulière entre voisins a permis la consolidation du sentiment d’appartenance locale ; le maillage étendu du système et son inscription dans un mouvement d’envergure nationale ont affermi l’idée d’une solidarité argentine et d’une vaste société civile en marche ; enfin, les thèses défendues dans le projet du troc ont fait de celui-ci un vecteur privilégié de rattachement à la mouvance transnationale de l’altermondialisme.
b) ...et la chute
Toutefois, on le sait, la période faste des réseaux a fait long feu. Dès février 2003, il était estimé que le Réseau Global et le Réseau Solidaire, regroupant la majorité des clubs du pays, avaient perdu près de 90 % de leurs adhérents ; et en juillet de la même année, quatre clubs sur cinq avaient disparu (Cassano & Coraggio & Federico Sabaté & Hintze, 2003). Comment expliquer un effondrement si brusque et d’une telle ampleur ? Les responsables des réseaux ont surtout dénoncé l’émission massive de monnaie sociale contrefaite (en plus d’autres problèmes, comme la revente d’objets volés dans certains clubs). Il est vrai que dès septembre 2002, on estimait que près d’un demi-milliard des créditos en circulation avaient été fabriqués illégalement. Ces émissions sauvages ont engendré une poussée d’inflation incontrôlable et des pénuries de certains produits, suscitant une grave perte de confiance du public dans le système (ClarÃn, 03/09/2002). A ces dysfonctionnements internes, reproduisant ironiquement les dérives de l’économie officielle tant décriée, s’est superposé un changement de contexte : la conjoncture économique a connu un début d’amélioration en 2003 et le pays a bénéficié à nouveau de l’aide financière de grands organismes de prêt internationaux. La consolidation de la situation matérielle des ménages qui s’en est suivie a contribué à éloigner ces derniers de la pratique du troc (El Mercurio, 20/02/2003).
Toutefois, la déroute des clubs de troc ne saurait être attribuée exclusivement à des causes exogènes. En 2003, les difficultés du pays se sont certes atténuées, mais cette amorce de re-dressement était loin de justifier la désertion massive constatée. Quant à l’explication tenant à l’introduction massive de faux créditos, elle est bien sà »r importante mais insuffisante : pourquoi le système du troc a-t-il été si facilement touché par cette dérive frauduleuse alors qu’il était censé bénéficier d’un solide encadrement éthique (confiance mutuelle, probité, solidarité...) ? Et surtout, pourquoi l’immense majorité des participants ont-ils renoncé si vite, et apparemment sans grand remords, au projet alors que les dysfonctionnements monétaires apparus n’invalidaient pas le système dans sa “philosophie” - l’échange d’un bien ou service contre un autre bien ou service, autrement dit la “prosommation” - et que, au-delà des questions matérielles, le troc était censé être avant tout porteur d’une humanisation des rapports sociaux et d’une “réinvention de la vie” dans toutes ses dimensions ? Face à de telles interrogations, on peut avancer l’idée que l’écroulement visible des réseaux cache en fait un autre échec, plus profond, qui lui est lié : celui de l’incapacité du projet à faire advenir l’alternative socio-économique promise.
II - Les causes profondes de l’échec
Un examen attentif conduit à mettre au jour certaines contradictions inhérentes au système et insoutenables à terme. Celles-ci ont pesé dans la forte désaffection dont les réseaux ont été récemment victimes. Mais il est probable que même en l’absence des événements particuliers qui ont précipité la débâcle, elles auraient mené, à terme, à la décomposition du dispositif.
II.1 - Des soubassements théoriques ambigus
a) La naturalisation du marché
Les défauts de cohérence étaient présents dès l’origine, dans la pensée même des fondateurs du système. Un des textes des promoteurs du RGT était intitulé : « La réinvention du marché : l’expérience du Réseau Global du Troc en Argentine  » (Covas & de Sanzo & Primavera, 2001). Cette formulation ramasse toute l’ambiguïté du programme proposé : s’agit-il de créer quelque chose de foncièrement différent du marché tel qu’il existe ou de reproduire ce dernier ? En d’autres termes, est-il question de faire émerger une alternative sociale au système capitaliste ou bien une simple variante complémentaire de ce dernier ? Il est clair que le but revendiqué était de faire surgir de l’inédit sur le plan social, de trouver des modes d’organisation non réductibles aux formes économiques conventionnelles. Cependant, on peut douter que les militants aient pris la pleine mesure des conditions de possibilité d’une telle innovation.
Comme le suggère le titre cité, leur discours trahit souvent une difficulté à situer la pensée en dehors du rapport marchand conventionnel. Le marché est volontiers assimilé à un fait naturel consubstantiel aux sociétés humaines. Fidèles à une vieille tradition des manuels d’économie, certains militants suggèrent même que le troc primitif en serait le prélude. Pourtant, les travaux spécialisés ont depuis longtemps montré qu’il s’agit là « d’un mythe d’origine des sociétés marchandes et non d’une réalité anthropologique  » (Servet, 1993), que ce troc originel relève le plus souvent de schémas et principes symboliques et culturels bien différents de la logique classique du marché, à l’instar, d’ailleurs, de certaines formes de troc ethnique encore présentes dans les Andes argentines et ailleurs (Campisi, 2001). Plus généralement, on peut avancer que l’économie de marché, avec son imaginaire de la valeur, de l’intérêt et de l’efficience n’est pas une destinée inéluctable, une visée spontanée toujours prête à s’actualiser, mais plutôt une construction sociale qui, comme tout fait culturel, recèle une part d’arbitraire. En ne percevant pas clairement cela, les militants du troc se trouvent poussés à appréhender l’organisation sociale d’abord en termes économiques, ce qui restreint leurs possibilités d’analyse d’autres logiques et d’autres modes de relation interpersonnelle existants ou potentiels.
b) L’idéalisation du rapport économique
Ce rôle central accordé au principe du marché place les avocats du troc dans une situation inconfortable. En effet, dans un tel cadre, quelle alternative prometteuse peut-on concevoir ? Une seule issue semble envisageable : évacuer du discours la problématique inhérente aux soubassements économiques par la focalisation sur un “monstre repoussoir” : le capitalisme libéral, la mondialisation..., coupables de pervertir l’institution originelle du marché au prix de graves déséquilibres sociaux : chômage, pauvreté, inégalités, exclusion, délitement des liens sociaux, perte des repères symboliques... Toutefois, même s’il est hors de doute que les politiques ultralibérales ont une lourde part de responsabilité dans les crises récentes (Salama, 2002), une telle optique d’analyse est contestable. Les contradictions et problèmes de fond qui travaillent les sociétés contemporaines ont en fait un lien essentiel avec le système même du marché (Fotopoulos, 2002), avec les principes de l’intérêt individuel, de la concurrence, de l’efficience et de la croissance matérielle qui sont la substance de la logique qui l’anime.
Le défaut de prise en compte de cette réalité aboutit à l’enlisement théorique du discours sur le troc. Dans un entretien accordé il y a quelques années, deux des membres fondateurs du Réseau Global du Troc (Covas & Ravera, 2001) suggéraient significativement que le “jeu du marché libre” était une caractéristique fondamentale du troc, ce qui n’est évidemment pas un moindre paradoxe pour une institution censée prendre le contre-pied du libéralisme. Cette idée ne peut être maintenue qu’en prêtant une illusoire neutralité au rapport économique : la pleine réussite sociale du marché ne dépendrait guère que de la coopération, la solidarité et l’altruisme des participants, dont l’importance est d’ailleurs soulignée avec force. Mais cette rhétorique de la solidarité n’est pas articulée conceptuellement aux interactions marchandes classiques (et pour cause, puisque ces dernières sont l’antithèse de la relation personnelle, dans la mesure où elles supposent une appropriation de biens détachée des personnes, c’est-à -dire déterminée exclusivement par les prix ; Mouchot, 2003 : 501). Du coup, la matrice économique conventionnelle se trouve réinstituée telle quelle dans le système du troc, à quelques nuances près (comme, par exemple, l’interdiction d’accumuler une épargne trop importante). On est donc fondé, en dernière analyse, à douter de l’hétérodoxie des propositions avancées : du point de vue théorique, le système du troc représente moins un “changement de paradigme” fondateur d’une alternative au sens fort que la réédition, sous un jour humaniste, de schémas économiques connus.
II.2 - Une mise en Å“uvre dominée par l’utilitarisme
On pourrait répliquer que ces considérations se situent sur le plan abstrait de la discussion conceptuelle et n’affectent peut-être pas vraiment les pratiques des clubs. Il n’en est rien : les défaillances repérables dans la réflexion trouvent une traduction directe dans la vie des réseaux. Certes, a pu être observée la création de solidarités nouvelles, de formes de sociabilité originales et de nouveaux repères identitaires, notamment dans les petits clubs de quartier à l’ambiance quasi familiale. Mais les observateurs reconnaissent que le phénomène est loin d’être généralisé et que sa portée est limitée, insuffisante en tout cas pour façonner le système de telle sorte que celui-ci constitue plus une rupture qu’une continuité vis-à -vis de l’économie officielle (Cassano & Coraggio & Federico Sabaté & Hintze, 2003).
Deux autres faits apparaissent par contre déterminants dans le fonctionnement du système du troc, et notamment du grand réseau qu’est le RGT. Le premier est la conséquence immédiate de ce qui a été vu précédemment sous un angle théorique : la mise en Å“uvre du projet a conduit à l’adoption, ou au maintien, par les victimes de la crise devenues “prosommateurs” de modes de comportement (économique) en contradiction avec les valeurs (sociales) censées guider ces personnes. Deux analystes ayant étudié de près le club La Estación, à Buenos Ai-res, résumaient parfaitement le problème : « Comment serait-il possible d’empêcher que l’objectif d’amélioration personnelle tende à imposer la loi de la concurrence quand cette même loi est inhérente à la logique de tout marché ? (...) Une fois instaurée la logique concurrentielle, comment peut-on convaincre les concurrents que, s’ils s’accordaient sur une morale partagée garante d’une forme d’autocontrôle de l’intérêt individuel, tous y trouve-raient leur compte ?  » (Ford & Picasso, 2002, cité dans Cassano & Coraggio & Federico Sa-baté & Hintze, 2003 : 30). Comment peut-on, en effet ? Le défi est manifestement très difficile à relever. La conception ambiguë du système semble vouer celui-ci à une impossible union des contraires, au mariage chimérique de la poursuite de l’intérêt individuel et de l’esprit de solidarité. Le commentaire cité mène cependant à une piste : il pose indirectement le problème classique des jeux non coopératifs (le “Dilemme du prisonnier”) dans lesquels, pour certains cas de figure, le chacun pour soi aboutit à une solution d’équilibre basse, sous-optimale sur le plan collectif, où les gains des uns et des autres sont inférieurs à ce qu’ils auraient été s’il y avait eu solidarité entre les participants (Maris, 2003 : 117-118). En prenant acte des différentes stratégies possibles, on pourrait effectivement imaginer que le projet parte de la démonstration des avantages concrets de la coopération, génératrice d’équilibres hauts, afin de faire émerger de nouvelles sensibilités et de nouveaux repères pour la décision ; ainsi la préférence individualiste, c’est-à -dire pour le rapport marchand classique, pourrait-elle, peut-être, être renversée [2]. Toutefois, dans une perspective d’alternative sociale, cette pro-position n’est en elle-même pas suffisante car elle relève, au fond, d’un calcul utilitaire au second degré : la coopération n’est pas valorisée pour elle-même, pour ce qu’elle signifie sur le plan relationnel et symbolique, mais est subordonnée à une configuration de la matrice des gains matériels qui la favorise par rapport à d’autres solutions, ce qui non seulement la rend fragile mais la dénature en partie. Les liens interpersonnels sont sans doute la clé de toute alternative concevable, ainsi que le font valoir les promoteurs du troc eux-mêmes, mais pour exister en tant que tels, ces liens doivent garder une certaine autonomie vis-à -vis des questions matérielles [3].
Le second élément est la revendication d’une convergence avec l’économie capitaliste : les activités productives nées du troc et de la circulation des créditos ont été invitées à gagner en productivité et en efficacité afin de pouvoir rejoindre le “marché formel”. Dès l’année 2000, les porte-parole du Réseau Global annonçaient que « [Grâce au] partenariat avec différents organismes gouvernementaux (...), des ponts commencent à être jetés pour faciliter la transition vers le marché formel  » (Primavera, 2000b). A cet égard, on sait notamment que le Secrétariat Gouvernemental aux Petites et Moyennes Entreprises a travaillé en collaboration avec le RGT pour organiser, à l’intention des micro-entreprises du Réseau, des séances de formation destinées à « d’améliorer la qualité et la productivité  » et à créer des « chaînes de valeur  » (Página 12, 08/04/2002). Cette recherche de l’efficacité économique et de la normalisation/formalisation a été d’autant plus vive que les structures productives des clubs ont été confrontées à la concurrence croissante de petites et moyennes entreprises (PME) classiques invitées à participer aux échanges (les entreprises dites “mixtes”, distribuant leurs produits à la fois sur le marché formel et sur le marché captif des grands réseaux de troc) [4]. Même s’il est douteux que ces programmes de transition vers le secteur privé aient été une réussite, ils sont une reconnaissance implicite que la logique régissant le fonctionnement des clubs ne diffère pas fondamentalement de celle du marché capitaliste.
II.3 - Les déficiences de la gestion des réseaux
a) Une composante solidaire surévaluée
Le mimétisme a été d’autant plus fort qu’il a été encouragé par deux erreurs d’évaluation de la part des fondateurs et promoteurs du troc. D’abord, ces derniers semblent avoir eu tendance à surévaluer le poids réel de la composante solidaire dans les échanges. De ce fait, la problématique de la transmission des valeurs éthiques aux prosommateurs a été parfois minimisée dans son importance. Il est vrai que des chartes de principes ont été édictées, que des cours de formation ont été dispensées aux responsables de centre d’échange ainsi que des séances de sensibilisation aux groupes de troqueurs. Mais si ces efforts éducatifs ont quelquefois suscité des prises de conscience, ils ont été insuffisants pour frayer la voie à une véritable transformation culturelle, c’est-à -dire à une réforme du mode de pensée et de comportement des acteurs. La grande majorité des troqueurs se sont montrés bien moins concernés par la mise en Å“uvre à grande échelle d’une économie plus humaine et plus juste, que, plus prosaïquement, par la meilleure façon de remplir le “panier de la ménagère” ou de faire de bonnes affaires. Sur le terrain, il était même frappant de constater l’écart séparant la rhétorique humaniste et aux accents lyriques des idéologues des réseaux et la vie concrète de beaucoup de clubs d’échange, dominée par les “comptabilités d’épicier” et les considérations utilitaires. Ce n’est que lorsque les clubs ont fini par être rongés par les stratégies opportunistes et les abus en tous genres que les coordinateurs ont reconnu l’urgence « d’éduquer les prosommateurs à défendre les bases du système  » (VÃctor Solmi, ClarÃn, 10/07/2002).
b) La massification du système
En second lieu, beaucoup de centres d’échange ont changé de visage au fil du temps. La majorité d’entre eux étaient à l’origine de petite taille, limités à un cercle de personnes vivant à proximité les unes des autres ou se connaissant plus ou moins. Ils favorisaient souvent une personnalisation des relations entre participants et, dans les meilleurs cas, l’émergence de rapports d’échange plus solidaires et équitables. Mais avec les années, et surtout à partir de 2001, nombre de clubs sont devenus de lieux de rassemblement de masse. Bien sà »r, la détresse engendrée par l’effondrement économique était telle qu’il était hors de question d’interdire l’accès à cette planche de salut aux immenses contingents d’exclus. Mais en même temps, certains réseaux comme le RGT, soucieux d’offrir un assortiment de biens et services digne du marché formel, ont délibérément encouragé les réunions à grande échelle, drainant leur public sur de vaste zones géographiques. C’est ainsi qu’ont pu se généraliser les megaferias, foires de troc géantes attirant jusqu’à plusieurs milliers, voire dizaines de milliers de personnes. Or il est clair qu’assurer dans le tohu-bohu et l’anonymat de telles manifestations une transformation de la relation marchande et des repères culturels relève de la gageure. Comme l’expliquait un membre du Réseau du Troc Solidaire : « Faire des foires de troc des réunions de masse est nocif, car les participants au troc doivent être des personnes de confiance, qui s’apprécient mutuellement ; si, par contre, il y en a des milliers dans un club, apparaissent tout de suite le profit, le marché et toutes ses tares  » (Nuevo Mundo, 10/04/2003). Une fois encore, on trouve à la racine de l’encouragement donné à cette évolution du système la mauvaise perception des dilemmes en jeu : si l’on privilégie la multiplication et la diversification des participants en présence, garantes de l’abondance et de la variété matérielles nécessaires à la hausse continue du “niveau de vie”, alors on doit accepter une certaine perte dans la qualité de la sociabilité et dans la cohérence sociale du projet [5].
II.4 - Les conséquences du mimétisme
Pour les troqueurs, l’échec à se départir des schémas et valeurs de la société dominante a été lourd de conséquences. Il est évident tout d’abord que, même sans la provoquer directement, il a facilité l’apparition de diverses formes de dérapage et de déviance : les désastreuses falsifications de billets, mais aussi le nombre croissant de cas de spéculation, de dol et d’abus de pouvoir... Ensuite, et indépendamment de ces débordements, il a favorisé une montée de problèmes sociaux auxquels le mouvement du troc entendait précisément faire barrage. La pratique du troc devait être un « système intégrateur, convivial et accessible à tous  », y compris aux « groupes les plus défavorisés  », afin de « créer de la justice sociale et de l’équité  » (Primavera, 2000a ; 2000b). En fait, si les clubs ont plutôt bien fonctionné pour les classes moyennes appauvries, disposant de savoir-faire, de compétences et de biens recherchés par les consommateurs, ils ont été beaucoup moins bénéfiques pour les groupes traditionnellement plus nécessiteux, manquant de qualifications, de capacités entrepreneuriales et de biens d’occasion à échanger. A ce niveau, il y a eu une certaine reproduction du phénomène d’exclusion, les réseaux n’étant, à l’instar du marché classique, pas conçus pour satisfaire les besoins non “solvables”, autrement dit les besoins de ceux qui ne pouvaient accompagner leur demande d’une offre adéquate dans les clubs. Plus généralement, les inégalités économiques ont été réactivées par la mise en concurrence directe, sur les marchés de troc, d’organisations productives très disparates, de l’artisanat improvisé aux PME établies. Enfin, il est avéré que les clubs n’ont pas vraiment réussi à modifier les représentations sociales propres à la société dominante : une partie importante des classes moyennes, notamment, a vécu le recours au troc non comme une nouvelle forme de socialisation positive permettant l’entrée dans un nouvel espace de vie, mais comme la confirmation d’un déclassement social par inscription dans un système économique au rabais (González Bombal, 2003).
Par ailleurs, sur la question cruciale du lien social, les militants soutenaient que la pratique du troc était fondée sur l’idée que « l’argent n’est pas la condition de la satisfaction des besoins  » et avait « démontré que la qualité de vie a beaucoup moins à voir avec la quantité de choses possédées qu’avec la qualité des relations entre les personnes  » (Primavera, 2000a). Le fonctionnement réel des réseaux a finalement illustré une tout autre réalité. Dans la plupart des clubs, il a été essentiellement question de quantités de créditos échangés et d’acquisitions matérielles. Et avec l’extension du système, les raisonnements utilitaires et marchands n’ont fait que se développer, réduisant de plus en plus l’horizon de pensée et de vie des participants aux transactions opérées grâce à la “monnaie sociale”. C’est dire que même si elle a pu se montrer vigoureuse dans certains clubs pendant un temps, la dynamique proprement relation-nelle et de culturelle portée par les troqueurs militants n’a pas réussi à s’imposer comme le phénomène central du mouvement.
Globalement parlant, le troc n’a donc pas frayé la voie à une refondation de la société ; il a plutôt joué le rôle d’un complément social de l’économie libérale en berne. Mais il y a plus. En échouant à instituer un espace social différent, avec d’autres représentations et codes culturels, les réseaux se sont replacés sur le terrain de l’économie formelle et, plus générale-ment, de la “société de croissance”. Ils ont ainsi été amenés à évoluer et à être appréciés selon les critères et logiques de cette dernière : volonté de faire des réseaux un système incubateur d’entreprises efficientes, recherche d’une abondance croissante de l’offre, focalisation sur le “niveau de vie” assuré par le troc... Mais cette orientation les condamnait à la défaite. Les réseaux ne peuvent en effet engendrer qu’une imitation imparfaite et restrictive du marché classique : offre fréquente de produits d’occasion ou de qualité incertaine et gammes moins larges que dans n’importe quel supermarché, difficulté à assurer certains types de production en raison d’un capital technique et d’un approvisionnement insuffisants, d’une possibilité d’épargner limitée et d’un déficit de capacités entrepreneuriales, règles disciplinaires contraignantes de certaines foires de troc... Bref, si l’on adopte une perspective utilitaire, le système du troc n’est pas parvenu à , et ne pouvait pas, devenir autre chose qu’une économie de seconde catégorie, certes ingénieuse et utile, mais globalement moins efficace et attrayante que le marché officiel. Dans ce contexte, on comprend qu’une fois survenus les dysfonctionnements internes aux réseaux et l’amorce de redressement de l’économie formelle, le retour définitif à cette dernière soit apparu préférable à beaucoup.
Conclusion
Bien que le troc vive encore aujourd’hui grâce à la résistance de certains clubs résolus à le réactiver sur la base de règles plus rigoureuses, il est manifeste que l’heure de gloire des réseaux est définitivement révolue. Ce brusque reflux n’ôte toutefois pas son importance historique au mouvement. Né d’une dynamique d’auto-organisation originale de la société civile, il a apporté de précieuses solutions pratiques dans un contexte national de dégradation accélérée et de quasi-abandon par les pouvoirs publics. En outre, ses caractéristiques et son évolution ont été révélatrices de réalités sociales et culturelles profondes et riches d’enseignements. L’expérience argentine du troc invite en particulier à ne pas sous-estimer les ressources et capacités d’initiative cachées des sociétés de la région, mais aussi à réfléchir sur les conditions d’apparition d’une alternative socio-économique. Et sur ce dernier point, la leçon semble claire : l’institution, même réaménagée, de la logique économique et de la culture utilitaire du marché pousse moins vers de nouveaux horizons qu’à la reproduction tendancielle de l’ordre établi.
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Ce texte a fait l’objet d’une présentation partielle lors du colloque “Les intégrations régionales : quelles dynamiques transfrontalières et transnationales ? Les enseignements du Bassin de la Plata dans le Mercosur”, Université de Toulouse-Le Mirail, Maison de la Recherche, 01, 02 et 03 juillet 2004. En plus des données fournies par la bibliographie spécialisée, il s’inspire d’une recherche de terrain (observations et entretiens) effectuée en avril-mai 2002 dans les villes de Buenos Aires, Resistencia (Red Global del Trueque, Red Provincial del Chaco) et Tucumán (Red El Trébol Norteño).
[1] Par exemple, la monnaie sociale qu’est le crédito doit être considérée comme une mémoire et un facilitateur des échanges et non comme un instrument de pouvoir économique ; ce qui implique qu’elle ne peut être achetée ni vendue contre de la monnaie officielle, qu’elle ne doit pas être épargnée en grande quantité, qu’elle ne doit pas faire l’objet d’une spéculation quelconque comme le prêt à intérêt, etc.
[2] 3. Il faut bien voir que les croyances de départ des agents, ancrées dans leur imaginaire et leur culture, jouent un rôle essentiel dans la situation créée. L’idée serait ici de substituer à la prophétie autoréalisatrice de la concurrence celle, tout aussi plausible, de la coopération, permettant de remédier aux défauts de coordination inhérents aux décisions décentralisées (Maris, 2003 : 198-199).
[3] Il est intéressant de relever que cette opposition entre stratégie individualiste/opportuniste et stratégie coopérative/solidaire recoupe le contraste célèbre entre la rationalité “substantive” (la rationalité de la théorie économique classique), qui implique la recherche de la maximisation des gains individuels, et la rationalité “limitée”, où l’agent s’efforce simplement d’arriver à un résultat jugé “satisfaisant” (processus de satisficing) et dont il a été montré qu’elle conduisait durablement à l’équilibre de coopération évoqué (Simon, 2004 : 83). Or, on sait que rationalité substantive et rationalité limitée sont moins séparées par une différence de nature que de degré (Vatteville, 1999 : 1030) et appartiennent donc, en dernière analyse, au même ordre de réalité.
[4] L’un des intérêts que les entreprises ont trouvé à participer aux échanges était la possibilité, accordée par de nombreuses municipalités, de payer en créditos les taxes et impôts locaux.
[5] A ce sujet, il est intéressant de remarquer a contrario que de par le monde, les sociétés qui, par leur tissu de relations sociales et culturelles, se distinguent fortement des sociétés modernes “économicisées” ont en commun d’être composées de communautés relativement réduites. Leur observation montre que la préservation d’une taille raisonnable au groupe dans lequel s’effectuent les transactions facilite les échanges transparents et conviviaux (Rahnema, 2003 : 171).
Source : revue THEOMAI (http://revista-theomai.unq.edu.ar/), n°12, second semestre de 2005.