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Bolivie
La carotte et le bâton de Morales font céder les transnationales

Les dix transnationales qui exploitent les hydrocarbures boliviens ont accepté de nouveaux contrats beaucoup plus favorables àl’Etat. La Paz prend le contrôle de la commercialisation et voit ses revenus exploser.

par Benito Pérez
8 novembre 2006

Dimanche matin, àpeine quelques heures après l’échéance fixée par le gouvernement, la dixième transnationale pétrolière active en Bolivie posait àson tour son paraphe. La « nationalisation soft  » des hydrocarbures annoncée par Evo Morales le 1er mai dernier devenait réalité. Dès la ratification parlementaire, la société d’Etat Yacimientos Petrolíferos Fiscales Bolivianos (YPFB) reprendra àson compte leur commercialisation et cogérera l’exploitation des 54 gisements boliviens avec les transnationales devenues « prestataires de service  » pour le compte de la puissance publique. Financièrement, la Bolivie annonce une multiplication par huit de ses revenus d’ici 2011. Pour le président bolivien, qui a besoin de ces pétrodollars pour financer son projet socio-économique, c’est un succès incontestable. Au point d’être célébré jusque dans les rangs de l’opposition !

Pour mesurer le chemin parcouru, il suffit de se souvenir qu’il y a quatre ans exactement, le gouvernement néolibéral de Gonzalo Sanchez de Lozada faisait donner la troupe contre les mouvements sociaux mobilisés en faveur de la nationalisation des hydrocarbures. La fameuse « Guerre du gaz  » allait coà»ter la vie àune septantaine de manifestants et pousser « Goni  » àl’exil. Elle marquait aussi un tournant historique pour ce pays comptant deux tiers de pauvres, malgré les deuxièmes réserves continentales de gaz naturel.

Confiée aux transnationales cinq ans plus tôt, la principale richesse bolivienne rapportait alors àpeine 300 millions de francs (suisses) [1] par an aux caisses de l’Etat. Sous la pression de la rue, le successeur de « Goni  », Carlos Mesa, doublait l’imposition des hydrocarbures mais refusait leur « nationalisation  », arguant du risque de faire de la Bolivie un « paria  » de la communauté internationale.

Cogestion Etat-privés

Lorsqu’il prend le pouvoir en janvier 2006, Evo Morales est bien conscient de ce risque, d’autant que les principaux investisseurs étrangers proviennent de l’incontournable voisin brésilien. Le nouveau chef de l’Etat sait également que la petite société publique YPFB serait incapable d’exploiter seule, du jour au lendemain, les cinquante-quatre puits du pays.
Sous l’influence de son vice-président Alvaro García Linera, M. Morales opte alors pour une stratégie de cogestion qu’il présente le 1er mai : l’Etat nationalise le commerce et le raffinage de l’or noir et augmente sa part des recettes, tout en garantissant àses « partenaires  » privés un retour sur investissement suffisant pour éviter leur départ du pays. Une nationalisation partielle - « sans expropriation  » - qui doit prévenir la multiplication de contentieux entre la Bolivie et ses concessionnaires devant les tribunaux. Décidé àmettre les transnationales sous pression, M. Morales leur donne 180 jours pour se conformer aux nouvelles règles du jeu ou abandonner leurs puits.

Autorité et souplesse

Cet audacieux pari - que nombre d’analystes jugèrent alors comme téméraire -, la Bolivie est en passe de le remporter (la question des raffineries n’est pas encore réglée). Non seulement les revenus fiscaux de La Paz vont prendre l’ascenseur - 1,25 milliard de francs (suisses) [2] annoncés en 2007 ou 23% du Produit Intérieur Brut (PIB) [3] - mais les dix compagnies transnationales ont promis quelque 2,5 milliards de francs (suisses) [4] d’investissements durant les prochaines années !

Un miracle ? Bien plus le fruit d’une analyse lucide de la situation et d’une méthode éprouvée de longue date : la carotte et le bâton. Par son décret de « nationalisation  » prononcé -militaires àl’appui - depuis un champ gazier, M. Morales a su marquer l’autorité nouvelle de l’Etat bolivien. A des compagnies soudainement conscientes qu’elles pouvaient tout perdre, il a fait ensuite miroiter trois marchés captifs - le bolivien, l’argentin et le brésilien [5] -, des contrats de dix àtrente ans et une rentabilité assurée (le chiffre de 15% est avancé contre 40% environ aujourd’hui).

Encourager l’investissement

En outre, La Paz a proposé un système d’encouragement àl’investissement qui garantit des gains exponentiels selon la manne dévolue par la transnationale au développement de « ses  » installations. A contrario, un forage déjàrentabilisé sera surtaxé. Voire, cette fois, réellement nationalisé.
Outre ce système dit de « contrat d’exploration et d’exploitation avec risques  », les derniers doutes ont été levés grâce àun barème d’impôt adapté àla taille de l’exploitation et àla perte globale subie par l’entreprise lors de la « nationalisation  » [6]. Selon des chiffres non officiels, les prélèvements s’étaleraient entre 50% (pour les plus petits gisements) et 82% (taux le plus fréquemment appliqué).

Questions en suspens

Bien sà»r, le triomphalisme d’Evo Morales - qui célèbre sa « nationalisation sans indemnisation  » - doit être observé avec circonspection. Il faudra d’abord connaître le détail des contrats et jauger de la bonne foi des signataires pour savoir si le gouvernement d’Evo Morales a réellement trouvé la bonne formule.
L’inexpérimentée YPFB saura-t-elle contrôler réellement les opérations de ses partenaires sans se faire gruger ? Combien coà»tera àl’Etat la nationalisation manquante des raffineries et du système de transport des hydrocarbures ? Celle-ci permettra-t-elle d’industrialiser davantage le gaz en Bolivie, afin d’apporter emplois et valeur ajoutée ? Brasilia acceptera-t-elle de revoir àla hausse son prix d’achat du gaz bolivien ? On le voit, les 5 milliards de francs (suisses) [7] de recettes annuelles annoncées par Evo Morales pour 2010 demeurent encore théoriques.

Où sont les réalistes ?

Mais au-delàdes interrogations qui subsistent, quelques leçons peuvent déjàêtre tirées. En premier lieu, la confirmation est donnée que les gouvernements néolibéraux des années 1990 - qui ont soldé les ressources naturelles boliviennes au nom du « réalisme économique  » - étaient composés de fieffés escrocs. Sinon comment expliquer que les multinationales qui ont vu leurs impôts passer de 18% à82% annoncent unanimement leur intention de poursuivre leurs investissements en Bolivie ?

En second lieu, on constate avec plaisir qu’un gouvernement sachant allier fermeté et souplesse peut faire plier les multinationales les plus puissantes de la planète. Même lorsqu’on est àla tête du pays le plus démuni d’Amérique du sud.

Notes:

[1[NDLR] Environ 190 millions d’euros.

[2[NDLR] Près de 800 millions d’euros.

[3Auquel il faut ajouter les 2 milliards de francs suisses, 1,26 milliards d’euros, que devrait rapporter un contrat signé entre YPFB et Enarsa, la société d’Etat argentine.

[4[NDLR] Environ 1, 6 milliards d’euros.

[5Les deux géants sud-américains puisent bonne part de leur consommation de gaz en Bolivie. Le prix d’achat vient d’être revu àla hausse par Buenos Aires contre une garantie d’approvisionnement sur trente ans. Des négociations sont en cours avec le Brésil.

[6Ainsi la brésilienne Petrobras, qui contrôlait àelle seule la moitié des réserves boliviennes, semble avoir reçu un traitement de faveur.

[7[NDLR] Environ 3,15 milliards d’euros.


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Source : Le Courrier (www.lecourrier.ch/), 31 octobre 2006.

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique Latine (RISAL).


GLOSSAIRE

Mesa , Carlos

Journaliste, vice-président de la Bolivie de 2002 à2003, Carlos Mesa a excercé la fonction de président (intérimaire) de la République bolivienne suite àla fuite de Gonzalo Sanchez de Lozada lors de ladite guerre du gaz (octobre 2003). Il a démlissioné en juin 2005 sus la pression de nouvelles mobilisations sociales.

Produit intérieur brut / P.I.B.

Le Produit intérieur brut traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.

Sánchez de Lozada / Gonzalo Sánchez de Lozada

Le Bolivien Gonzalo Sanchez de Lozada, connu comme ’Goni’ ou comme le ’Gringo’, est issu du Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR). Il fut président de la Bolivie de 1993 à1997 et de 2002 à2003. Il est un des principaux artisans de la privatisation des hydrocarbures (...)

Yacimientos Petrolíferos Fiscales Bolivianos / YPFB

Yacimientos Petrolíferos Fiscales Bolivianos, entreprise publique bolivienne des hydrocarbures.