| Réseau d'information et de solidarité avec l'Amérique latine | http://www.risal.info/spip.php?article2051 |
Toute possibilité de formuler comme projet d’avenir la construction d’une société démocratique alternative à l’ordre capitaliste et envisagée comme étant le Socialisme du XXIe siècle doit commencer, obligatoirement, par un débat approfondi sur l’expérience historique du Socialisme du XXe siècle, particulièrement celle du socialisme ayant réellement existé dans ce qui fut son expression hégémonique, le socialisme soviétique. On ne peut pas commencer par affirmer à la fois qu’elle fut l’expérience du siècle passé et que, dans les conditions historiques du nouveau siècle, il sera possible de construire une expérience nouvelle débarrassée du poids de ce passé.
En tant qu’alternative démocratique « supérieure  » à l’ordre d’exploitation capitaliste, ce socialisme du XXe siècle a été un échec retentissant. Non seulement il n’a pas dépassé les limites formelles de la démocratie libérale bourgeoise, mais il a construit un ordre autoritaire qui a fini par annihiler toute idée de démocratie. La négation de l’extraordinaire diversité ethnico-culturelle existant sur la planète a été consubstantielle à ce modèle qui a cherché à fondre cette riche pluralité dans une culture « prolétaire  » homogène au caractère universel. Du point de vue du modèle productif, l’expérience soviétique a accentué beaucoup des tendances les plus négatives du modèle de civilisation industriel-capitaliste. Il n’a pas remis en cause les schémas de production de connaissance et de guerre technologico-productive-patriarcale contre le reste de la nature caractéristiques de cette société de croissance sans limite. Cela a conduit à des modèles de destruction environnementale encore plus accélérés que ceux qui ont caractérisé la société capitaliste.
Si on part de l’idée que le socialisme du XXIe siècle est une expérience historique neuve, radicalement démocratique, qui incorpore et célèbre la diversité de l’expérience culturelle humaine et est capable d’harmonie avec l’ensemble des formes de vie existant sur la planète, une critique en profondeur de cette expérience historique [le socialisme du XXe siècle] est nécessaire. Sans un diagnostic rigoureux des raisons pour lesquelles le modèle de parti-Etat soviétique a conduit à l’établissement d’un ordre autoritaire dont l’expression maximale a été le stalinisme, on manque d‘outils pour se prémunir contre la menace de sa répétition. Sans un questionnement radical de la philosophie de l’histoire eurocentrique qui a prédominé dans le socialisme-marxisme des XIXe et XXe siècles, il n’est pas possible d’intégrer une des conquêtes les plus formidables des luttes des peuples de toute la planète dans les dernières décennies, la revendication de l’immense pluralité de l’expérience historique culturelle humaine et le droit des peuples à préserver leurs identités, leurs façons de penser, de connaître, de sentir, de vivre. Sans une critique des hypothèses de base du modèle scientifico-technologique de la société industrielle occidentale, même les projets de changement qui se présentent comme les plus radicalement anticapitalistes ne pourront - comme ils l’ont déjà fait dans le passé - qu’accentuer les schémas autoritaires et destructeurs de cette société.
Jusqu’à présent, au Venezuela, le débat public sur le Socialisme du XXIe siècle n’a même pas commencé à aborder ces sujets. En n’ouvrant et n’approfondissant pas ce débat, on court le risque que l’idée du Socialisme du XXIe siècle devienne un mot d’ordre vide ou que l’on confonde la capacité d’énoncer un concept, le Socialisme du XXIe siècle, avec le fait de savoir réellement de quoi l’on parle. Dans ce cas-ci, l’énoncé, loin de contribuer à éclaircir les idées, contribue seulement à masquer l’absence de réflexion collective et à construire une fausse notion de consensus - le consensus du non débat - sur une question si cruciale pour l’avenir du pays.
Les questions sur le rôle de l’Etat et du parti et sur leurs relations avec la possibilité de construire une société démocratique font partie des débats vitaux sur l’expérience de ce qu’a été le socialisme ayant réellement existé au XXe siècle. Un parti-Etat, qui a accaparé chaque espace de la vie collective, a fini par asphyxier toute possibilité de débat et de dissidence et, avec eux, la possibilité même de la pluralité et de la démocratie. C’est pour cela que parmi les débats fondamentaux pour un ordre socialiste démocratique qui ne répète pas les contenus autoritaires de l’expérience du siècle passé figurent ceux ayant trait au rôle de l’Etat, à la nature de l’Etat, aux relations entre l’Etat et la pluralité des formes d’organisation et de sociabilité que l’on regroupe sous l’idée de société. Les débats sur la recherche des formes politico-organisatives les plus propices à la construction d’une société de plus en plus démocratique sont également fondamentaux. L’expérience historique suggère avec force que l’identité parti-Etat n’est pas la voie qui conduit à la démocratie.
Une conjoncture particulièrement favorable au lancement de ces débats s’ouvre avec le triomphe écrasant de Chávez lors des élections de décembre. Avec la reconnaissance par l’opposition (et le gouvernement des Etats-Unis) que les résultats électoraux représentaient la volonté de la population, il a conquis une grande légitimité et une stabilité politique. Les secteurs les plus institutionnels de l’opposition sont aujourd’hui renforcés face aux groupes plus radicaux et putschistes. Pour la première fois depuis de nombreuses années, aucun événement électoral important ne se présente dans un horizon immédiat.
C’est pourquoi la manière dont le débat public sur ledit parti unique a commencé ces dernières semaines est extrêmement préoccupante. L’annonce publique formelle de la constitution du parti unique a été formulée par le président Chávez au Théâtre Teresa Carreño le 15 décembre 2006. Plutôt qu’un appel à l’ouverture d’un débat large et démocratique sur un des aspects principaux, et potentiellement l’un des plus polémiques, de la construction du Socialisme du XXIe siècle, Chávez a annoncé qu’il avait décidé qu’il était nécessaire de former un parti unique des forces soutenant le processus. Il a suggéré le nom de Parti Socialiste Uni du Venezuela (PSUV).
« Je déclare aujourd’hui que je vais créer un nouveau parti. J’invite qui voudra m’accompagner à se joindre à moi...  »
« Que les partis qui le souhaitent se maintiennent, mais ils sortiront du gouvernement. Avec moi, je veux que gouverne un parti. Les votes ne sont d’aucun parti, ces votes sont ceux de Chávez et du peuple, qu’on ne nous raconte pas d’histoires.  » [1]
Si cette manière de décider sur une question aussi cruciale pour l’avenir du Venezuela est préoccupante, la manière dont cette annonce a été reçue par les forces politiques et les plus éminents porte-parole du chavisme est encore plus problématique.
Dans une des premières réactions publiques à l’annonce du Président, le dirigeant du Mouvement Cinquième République (MVR, Movimiento Quinta República, parti de Chávez) Elvis Amoroso a déclaré que son organisation obéirait sans broncher à la décision de son leader. [2]
Selon Diosdado Cabello :
« Le parti unique est une réalité et, dans ce sens, il n’y a rien à discuter. Il ne nous reste qu’à mener à bien le congrès idéologique qui aura lieu au premier trimestre de l’année 2007, afin de déterminer les grandes lignes à mettre en oeuvre pour donner vie à cette proposition.  » [3]
Selon le directeur général du MVR, Francisco Ameliach, membre de la commission du parti unique du MVR, le dernier mot sur ce parti revient au chef de l’Etat en tant que président de cette organisation. Pour le moment, a-t-il affirmé, Chávez n’a donné aucune instruction sur la formation de cette instance politique [4].
Le MVR a commencé presque immédiatement les démarches formelles pour sa dissolution [5].
Diverses organisations et groupes politiques plus petits associés au processus [la Révolution bolivarienne, ndlr] ont annoncé rapidement leur adhésion au nouveau parti. Selon le secrétaire de l’organisation nationale de la Ligue socialiste, Wilfredo Jiménez, cette organisation a approuvé la proposition de constituer le parti unique.
« Nous oeuvrons à la construction du socialisme endogène à partir du pouvoir populaire sous toutes ses expressions : ouvrière, paysanne, indigène, communautaire, étudiante, femmes au foyer et économie informelle, entre autres. De plus, nous nous engageons sur la méthode de construction proposée par le commandant Hugo Chávez FrÃas.  »
« ...préalablement à cette décision, ils réaliseront une consultation populaire en janvier pour faire le bilan des 33 années de lutte dans le pays.  » [6]
Les porte-parole du Mouvement Electoral du Peuple (MEP, Movimiento Electoral del Pueblo) [7], du Front Civico-Militaire Bolivarien (FCMB, Frente CÃvico Militar Bolivariano) [8], du Mouvement Démocratie Directe (MDD, Movimiento Democracia Directa) [9] se sont exprimés dans le même sens. Le parti Union Populaire Vénézuélienne (UPV, Unión Popular Venezolana) a non seulement annoncé sa disposition à faire partie du nouveau parti [10], mais il s ‘est aussi adressé au Conseil National Electoral (CNE) en annonçant sa dissolution en tant qu’organisation politique [11].
Seuls Patrie Pour Tous (PPT, Patria Para Todos), le Parti Communiste du Venezuela (PCV) et Podemos (littéralement « nous pouvons  ») ont émis quelques réserves sur le processus de création du nouveau parti. Pour Rafael Uzcátegui, secrétaire national du PPT, ce n’est pas une décision qui peut se prendre sans organiser un débat interne à l’organisation :
« On ne peut pas porter atteinte à la démocratie interne au nom de l’unité ; en cela nous différons du président Hugo Chávez. Débattre est la seule manière de conscientiser.  »
« Le PPT est une organisation disciplinée et démocratique... Nous sommes les enfants du débat.  »
« ...la proposition du président Chávez sur la création du parti unique doit être examinée par l’assemblée nationale du parti.  »
Uzcátegui revendique le pluralisme en soulignant qu’« il n’y a pas d’unanimité au sein du ’processus’ sur la vision du socialisme  » [12]. La tenue d’une assemblée nationale a été annoncée pour le mois de janvier 2007 pour prendre une décision définitive sur la création du PSUV [13].
Pour sa part, le bureau politique du comité central du PCV a émis une déclaration dans laquelle en plus de « réitérer notre total accord avec la tâche stratégique de construire l’unité organique du mouvement révolutionnaire vénézuélien...  », il annonce qu’il convoquera un congrès national extraordinaire du parti pour que ce dernier « définisse l’orientation que devront adopter le PCV et la Jeunesse communiste du Venezuela au sujet de l’unité organique  » [14].
Pour leur part, la majorité des dirigeants de Podemos affirment être d’accord avec la création du parti unique, mais ils exigent un traitement respectueux et égalitaire. Selon Ismael GarcÃa, « dans ce dialogue, il ne peut y avoir de parents pauvres ou des orphelins  » [15].
Le dirigeant du MVR, le député Luis Tascón, discrédite ces arguments en affirmant que la non acceptation immédiate de la proposition par les trois partis [PPT, Podemos et PCV, ndlr] vient du fait qu’ils désirent conserver leurs parcelles de pouvoir :
« Le PPT, Podemos et le PCV se ménagent des parcelles de pouvoir, des espaces qu’ils conservent en étant des organisations indépendantes. Le peuple chaviste réclame l’unité. Ils préfèrent être des têtes de souris plutôt que des queues de lion.  » [16]
Sans entrer dans le débat approfondi sur les formes politico-organisatives les plus appropriées pour impulser un processus d’approfondissement de la démocratie au Venezuela ou sur l’opportunité de la constitution d’un parti unique, la forme prise jusqu’à présent par ce débat public limité est extrêmement préoccupante, surtout si l’on songe qu’il pourrait préfigurer la manière dont se conduira le débat sur le Socialisme du XXIe siècle.
Beaucoup de questions restent en suspens.
La création d’un parti socialiste a-t-il un sens avant un processus de construction collective de l’idée de socialisme à laquelle on aspire ? Ne serait-on pas en train de mettre la charrue avant les bÅ“ufs ?
Quel avenir, du point de vue de la pluralité et de la démocratie, attend un parti dont la création se décrète de cette manière ?
Un débat polémique, démocratique, pluriel, sur l’orientation du pays est-il possible si certains des choix fondamentaux dans la définition de cette orientation sont annoncés comme des décisions ayant déjà été prises avant le début du débat ?
Sera-t-il possible de commencer à avancer dans le sens d’un plus grand équilibre entre le leadership de Chávez, pour l’instant irremplaçable dans l’actuel processus politique vénézuélien, et des instances et des leaderships au plus grand pluralisme favorisant l’expression d’un éventail nécessairement plus large de positions et de visions qui existent et qui continueront à surgir en lien avec la construction d’une société alternative ?
C’est une conjoncture politique extraordinairement propice pour engager de manière franche ces débats et polémiques sur la société que nous souhaitons. Si nous ne profitons pas au mieux de cette opportunité, nous nous en mordrons les doigts dans le futur.
[1] “Chávez llama a conformar el Partido Socialista. Al socialismo no vamos a llegar por arte de magia... necesitamos un partido, no una sopa de letras”, Prensa Presidencial - Aporrea, Caracas, 16 décembre 2006. www.aporrea.org/ideologÃa/n87995.html.
[2] “Partido Único : El MVR acata la decisión del Presidente, afirma Elvis Amoroso”, Panorama digital - Aporrea, Caracas, 17 décembre 2006. www.aporrea.org/ideologia/n88014.html.
[3] “Diosdado Cabello : El partido que no entienda el momento polÃtico que se vive en el paÃs simplemente desaparecerá”, Prensa Gobierno de Miranda - Aporrea, Caracas, 10 décembre 2006.
[4] Sara Carolina DÃaz, “Sólo los disciplinados estarán en dirigencia de partido único”, El Universal, Caracas, 13 décembre 2006.
[5] Anderson Paredes, “El MVR se prepara para su disolución”, Panorama, Maracaibo, 18 décembre 2006. www.aporrea.org/ideologìa/n88070.html. “Partido Socialista Unido de Venezuela heredará patrimonio del MVR”, Agencia Bolivariana de Noticias (ABN)-Aporrea, 18 décembre 2006. www.aporrea.org/actualidad/n88075.html.
[6] “Liga Socialista se adhiere al PSUV”, Agencia Bolivariana de Noticias (ABN), Caracas, 21 décembre 2006. www.aporrea.org/ideologia/n88202.html.
[7] MEP : “Es una decisión extraordinaria” Panorama Digital - Aporrea, 17 décembre 2006.
www.aporrea.org/ideologia/n88015.html. “MEP aceptó propuesta de Partido Socialista Unido de Venezuela”, Agencia Bolivariana de Noticias (ABN) - Aporrea, Caracas, 19 décembre 2006. www.aporrea.org/ideologia/n88115.html.
[8] “Frente CÃvico Militar se Integra al PSUV”, Tcnel. Héctor Herrera Jiménez, Aporrea, Caracas, 21 décembre 2006. www.aporrea.org/ideologia/n88193.html.
[9] “MDD apoya el llamado a conformar el PSUV”, Prensa MDD-Aporrea, Caracas, 19 décembre 2006, www.aporrea.org/ideologia/n88128.html.
[10] Selon les termes de la plus haute dirigeante de cette organisation : "Mon commandant ordonne et nous agissons. Nous sommes prêts à dissoudre l’UPV. Qui suis-je pour fixer des conditions à des décisions du deuxième Libérateur de la République, du Messie que Dieu a envoyé au Venezuela pour sauver le peuple ?", Pedro Pablo Peñaloza, “PPT y PCV abogan por debate sobre creación de partido único”, El Universal, Caracas, 17 décembre 2006.
[11] “UPV se disuelve para formar parte del Partido Socialista Único de Venezuela”, Agencia Bolivariana de Noticias (ABN), 19 décembre 2006. www.aporrea.org/ideologia/n88116.html.
[12] Pedro Pablo Peñaloza, op. cit.
[13] Luis Zárraga, “Asamblea Nacional del PPT fijará posición sobre PSUV”, Diario Vea - Aporrea, 21 décembre 2006. www.aporrea.org/ideologia/n88177.html.
[14] Partido Comunista de Venezuela hace declaración pública en relación al Partido Unico”, Prensa PCV -Aporrea, Caracas, 18 décembre 2006, www.aporrea.org/ideologia/n88062.html.
[15] “Podemos exige trato digno en debate sobre la nueva organización”, El Universal, Caracas, 19 décembre 2006.
[16] Pedro Pablo Peñaloza, “Tascón exige reglas claras y no confundir al PSUV con un cuartel. El diputado cree que PPT, Podemos y PCV luchan por cuidar ‘parcelas de poder’”, El Universal, Caracas, 24 décembre 2006.
Source : Aporrea (http://www.aporrea.org/), 25 décembre 2006.
Traduction : Catherine Goudounèche, pour le RISAL (http://www.risal.collectifs.net/).