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Le « cas  » Hugo Chávez et sa promesse de bâtir les fondements d’une « nouvelle société  » provoquent tout à la fois engouement et controverses. S’inscrivant dans une filiation avec l’histoire politique latino-américaine mal connue de l’opinion publique en Europe, l’animateur charismatique de la révolution bolivarienne incarne également une affirmation politique en phase avec les problématiques les plus actuelles traitées par les sciences politiques et sociales relatives aux questions de « participation démocratique  » et de recherche d’« alternatives  » au modèle économique et idéologique dominant.
Faut-il craindre les dérives à venir d’un régime qui porterait en lui les germes de l’autoritarisme et d’un retour à des modèles délavés et discrédités par l’Histoire ou faut-il saluer l’existence d’un processus riche et novateur qui reprend à son compte l’exigence d’« un autre monde possible  » à construire ?
Nouvelle victoire électorale et reconfiguration de l’opposition
Près de 75 % des Vénézuéliens en âge de voter se sont rendus aux urnes le 3 décembre 2006, parfois dès deux ou trois heures du matin, pour constituer les premières files d’attente devant les bureaux de vote, pour dire qui, de Manuel Rosales, chef de file d’une coalition d’opposition libérale favorable aux intérêts américains et appuyé par 43 partis politiques, ou de Hugo Chávez président sortant soutenu par 24 partis [1], devait devenir le nouveau président du pays.
En remportant ce troisième mandat d’affilée avec 62,84 % des suffrages (contre 36,9 % pour Manuel Rosales), Hugo Chávez se voit conférer la responsabilité du pays pour six années supplémentaires. Sa nouvelle présidence confirme l’engagement résolu du Venezuela à approfondir une expérience politique collective et originale : la Révolution bolivarienne.
Au-delà de sa charge symbolique (référence à la tradition révolutionnaire et aux fondements historiques des indépendances latino-américaines), la formule indique avant tout l’existence et le développement continus d’un processus de transformation profonde et démocratique de la société dont les principes, les valeurs et les préoccupations bénéficient d’un large écho en Amérique latine et dans le monde.
L’élan Chaviste « rojo, rojito  » (rouge, très rouge) [2] a gagné l’ensemble du pays puisque le candidat président a gagné dans tous les Etats, notamment dans celui de Zulia dont Manuel Rosales est l’actuel gouverneur.
Ce dernier n’a pourtant pas ménagé sa peine pour tenter de battre Hugo Chávez. Rompant avec la stratégie de la tension et de la violence politiques qui avait constitué jusque-là la « griffe  » de l’opposition, le gouverneur de Zulia a fait entrer son camp dans une nouvelle ère. Développant des thématiques bien plus sophistiquées que celles élaborées par le passé, qui se résumaient, pour l’essentiel, à un appel permanent à la destitution ou à l’élimination du président élu, la droite vénézuélienne et ses alliés ont cette fois-ci mené une campagne différente en acceptant le jeu démocratique. Rosales a fait preuve d’une intelligence politique qui faisait cruellement défaut à ses prédécesseurs : reconnaissance des problèmes sociaux du pays, intégration du thème de la pauvreté et des inégalités dans les discours (Rosales s’était même engagé à conserver certaines « Missions bolivariennes  » s’il devenait le premier responsable du pays, plus qu’un « hommage  » dans le contexte politique vénézuélien !), unité du pays, recherche de crédibilité sur la scène internationale - une campagne largement relayée par les médias européens - ont constitué les thèmes de prédilection du candidat de l’opposition. Il s’agissait donc pour lui de venir « chercher  » et battre Chávez sur son terrain. Par ailleurs, l’influence de Teodoro Petkoff, ancien guérillero devenu ministre du très libéral gouvernement de Rafael Caldera (1994-1998), a grandement aidé le candidat Rosales à adopter cette stratégie électorale légaliste.
Il n’a pas hésité à employer des méthodes que beaucoup de médias et d’éditorialistes auraient sans aucun doute qualifiées de « populistes  » et de « démagogiques  » s’il n’avait pas été, il faut le reconnaître, question du candidat de leur choix. Ainsi, en cas de victoire, Manuel Rosales avait promis à chaque Vénézuélien l’accès à une carte de crédit à la consommation dotée, par son intermédiaire, de plusieurs centaines de dollars par mois. Plus le bénéficiaire était pauvre, plus il était censé disposer d’un montant élevé de crédit offert par le candidat qui assurait négocier les financements du projet avec les secteurs bancaires dont il est proche. Cette carte, « Mi Negra  », porte le nom que donnait affectueusement Simon Bolivar à sa nourrice noire. Il s’agit également d’une expression populaire qui désigne le petit nom que donne un jeune homme à l’élue de son cÅ“ur.
Cet épisode important - « l’affaire Mi Negra  » a en effet mobilisé l’attention de tous jusqu’aux derniers instants de cette campagne - est symptomatique de l’évolution d’une opposition qui a cherché à se réapproprier les symboliques bolivariennes et populaires (la droite blanche et raciste a souhaité montrer qu’elle acceptait désormais de « reconnaître  » les Noirs) pour les détourner vers une nouvelle forme de clientélisme électoral patiné d’idéologie consumériste et individualiste.
Malgré tous les « efforts  » déployés par un camp maniant conservatismes, archaïsmes sociaux et ultralibéralisme, la grande majorité des Vénézuéliens a choisi de se prononcer pour un autre modèle.
Manuel Rosales est aujourd’hui l’animateur d’une opposition qui s’organisera pour de futures échéances. Des rapprochements sont en cours entre les principales forces le soutenant et El Universal, l’un des principaux journaux proches de lui, lance d’ores et déjà une campagne pour obtenir le nombre de signatures nécessaires à l’organisation d’un deuxième référendum révocatoire contre Chávez , après l’échec de celui du 15 aoà »t 2004.
Les moteurs d’une révolution sociale et démocratique en cours
— « Missions  » et réhabilitation de la puissance publique dans une diversité économique
La révolution bolivarienne réunit des forces composites. Pour sa part, le Chavisme, qui en est le principal courant politique, constitue un espace de convergences pour une constellation de forces qui ont pour points communs une opposition à la domination du capitalisme néolibéral et un combat pour la promotion de logiques économiques et sociales solidaires et humanistes. Il s’agit d’un objet idéologique inachevé en construction permanente dont les contours ont évolué au gré de la confrontation politique avec la droite vénézuelienne. Si le Chavisme pouvait encore, quelques fois, faire référence à la « troisième voie blairiste  » à la fin des années 1990, le coup d’Etat et le paro petroléo (grève pétrolière) de 2002 ont produit une accélération de l’approfondissement idéologique. Cet espace est, en premier lieu, le théâtre du frottement continu de secteurs issus des différentes traditions politiques du socialisme, du marxisme et de la social-démocratie. Les tensions politiques entre duros (radicaux) prônant un dépassement rapide du capitalisme et blandos (modérés) prônant la mise en place de mesures progressives de régulation publique du système déterminent, en partie, la politique gouvernementale.
Les « Missions  » ont démarré en 2003 alors qu’il fallait relancer l’activité du pays après le sabotage pétrolier. Elles constituent une production politique de ce virage idéologique du Chavisme. A travers elles, la révolution bolivarienne développe des programmes sociaux et culturels d’ampleur dans des domaines clés pour un pays du Sud ( où 70 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté) : alimentation, alphabétisation, administration, éducation, enseignement supérieur, santé, transports, logement, secteur entrepreneurial coopératif ( dont l’essor important est lié à son développement dans tous les secteurs économiques et sociaux pris en charge par le processus), diversification de l’économie nationale (le Venezuela cherche à élargir les sources de son développement au-delà de sa facilité pétrolière [3]), réforme agraire etc.
Toutes ces initiatives mettent incontestablement le pays en mouvement. Administrations publiques nationales et locales, municipalités (parfois même de l’opposition), entreprises publiques, chambres de commerce, associations, entreprises coopératives, syndicats, usagers, communautés et assemblées organisées, instituts universitaires etc., sont, selon les projets, directement associés à la conception, à la conduite et à l’évaluation des missions.
Financées par la distribution sociale des revenus générés par l’exploitation des richesses du pays et par l’augmentation progressive des ressources fiscales engendrée par la mise en place d’une politique nationale de l’impôt plus juste et solidaire, elles permettent la création d’importants gisements d’emplois et participent activement à l’essor économique du pays [4].
Cette réhabilitation, dans le cadre d’une économie de marché régulée, de la puissance publique dans sa diversité comme instrument de politiques économiques, sociales et désormais environnementales à contre-courant des dogmes libre-échangistes et au service du développement prioritaire d’une souveraineté alimentaire et économique pour le pays, constitue un premier pilier du processus. En annonçant, le 8 janvier, la « renationalisation  » de certaines entreprises positionnées sur des secteurs clés de l’activité économique comme c’est le cas de la CANTV dans les télécommunications ou de secteurs d’activités en tant que tels, comme l’électricité, le président vénézuélien a confirmé cette orientation, respecté ses engagements de campagne et ouvert la perspective d’un débat sur les formes possibles de ce retour d’outils économiques dans le périmètre du bien commun. Nationalisation classique ou autres formes juridiques et pratiques de réappropriation sociale : cette réflexion est actuellement en cours.
Sur le terrain de l’information, une vive polémique s’est ouverte suite à la décision du gouvernement de ne pas renouveler la concession hertzienne octroyée depuis 20 ans à la chaîne de télévision commerciale Radio Caracas Television (RCTV). Celle-ci est valable jusqu’en mai 2007. Cette décision, malgré la présentation qui en a été faite par certains médias, n’a pas pour objet d’interdire à la chaîne qui a activement soutenu le coup d’Etat de 2002 contre Chávez et les institutions démocratiques [5] l’accès au paysage audiovisuel vénézuélien. Elle pourra en effet continuer d’émettre sur le câble, le satellite et tous les nouveaux canaux de diffusion offerts par la révolution numérique. [6]
Dans un pays où près de 80 % de l’espace médiatique est occupé par les médias privés, l’utilisation de ce bien commun public que constitue le canal hertzien jusque-là occupé par RCTV fait actuellement l’objet d’une réflexion collective.
— La participation ou la conquête des institutions
Sur le plan politique, l’élargissement permanent du périmètre de la citoyenneté active est un autre moteur de cette dynamique collective. Dans un pays où, depuis des décennies, les gouvernements successifs et les classes dominantes ont toujours maintenu le peuple en dehors de sa souveraineté effective (clientélisme politique, achat de votes, corruption, application stricte de la feuille de route néolibérale etc.) l’affirmation bolivarienne selon laquelle chaque citoyen dispose de droits civiques et politiques garantis par la Constitution de 1999 est révolutionnaire.
Le renforcement - sur la base d’un socle constitutionnel qui « oblige  » l’Etat et la classe politique à faire vivre l’organisation politique - de la démocratie représentative par celle, protagonica plus que participative, des « Conseils communaux  » ou des médias associatifs et communautaires disposant de moyens de création et de diffusion nationales constitue un cas d’école qui devrait faire réfléchir tous ceux qui opposent souvent les deux approches. Avec ces Conseils communaux qui sont des gouvernements populaires locaux bénéficiant de véritables compétences politiques en matière de co-décision et de contrôle [7], l’expérience bolivarienne propose un modèle d’approfondissement de la vie démocratique. En effet, elle pose comme principe du « vivre ensemble  » « la participation de la citoyenneté à la construction des politiques publiques  ».
La Constitution fournit le cadre général qui permet à cette ambition de « co-réalisation politique  » d’exister. Il s’agit d’organiser une relation entre un Etat en reconstruction, encore limité dans son action par une forte inertie bureaucratique héritée de plusieurs décennies de dérive oligarchique du pouvoir et par un mauvais déploiement territorial, et un mouvement populaire dense et revendicatif. Ainsi, elle affirme dans son préambule que « le peuple vénézuélien, dans l’exercice de ses pouvoirs créateurs (...)  » a pour objectif « de refondre la république pour établir une société démocratique, participative et protagonique, multiethnique et multiculturelle dans un Etat de justice, fédéral et décentralisé, qui consolide les valeurs de liberté, d’indépendance, de paix, de solidarité, de bien commun, d’intégrité territoriale (...)  ».
La loi du 17 mai 2005 élargit les pouvoirs attribués aux Conseils communaux. Elle donne aux citoyens organisés des outils politiques et administratifs pour développer, au nom de leurs « pouvoirs créateurs  », un processus de conquête démocratique des institutions du pays. Cette vision de la vie publique est centrale dans le projet bolivarien. La loi dote les « communautés  » (unités territoriales de tailles variables qui intègrent les populations exclues) de pouvoirs de contrôle de l’usage des fonds publics et de l’exécution des politiques publiques dans tous les domaines : transport, éducation, santé, logement etc. [8]. Lors d’un discours prononcé le 17 janvier, Hugo Chávez a indiqué que de nouvelles lois seraient prochainement élaborées afin de renforcer les pouvoirs politiques et financiers (développement de fonds d’actions décentralisés) de ces Conseils.
Cet accroissement de la responsabilité citoyenne dans la vie publique constitue également un investissement politique du gouvernement pour lutter contre des phénomènes anciens et ancrés au Venezuela : la bureaucratisation et la corruption. L’Etat bolivarien est touché par ces phénomènes qui pourraient compromettre, à terme, ses ambitions. Dans un contexte de forte croissance économique où les tentations sont nombreuses, la lutte contre la corruption est devenue une priorité pour le nouveau président. Reconnaissant que « cette situation est l’une des contradictions que nous devons résoudre  », il vient d’annoncer une série de mesures pour éradiquer des maux dont les racines sont multiples : persistance d’une culture clientéliste issue des structures sociales héritées de la période coloniale, déresponsabilisation politique des citoyens depuis des décennies, utilisation de la corruption comme système de promotion et de clientélisme politiques par les partis de gouvernement antérieurs (Accion democratica ou Copei ont, par exemple, développé un art particulier de la corruption, de l’achat de votes, de l’organisation de fraudes etc.), faiblesse du tissu institutionnel et de la présence des services de l’Etat favorisée par la pratique des fraudes fiscales sur l’ensemble du territoire , professionnalisation de la politique (y compris dans certains partis chavistes comme le MVR) etc.
Ainsi, au rôle accru donné aux Conseils communaux s’ajoutent plusieurs décisions immédiates : réduction des salaires excessifs de certains fonctionnaires et refonte des grilles des traitements dans la fonction publique, renforcement de l’arsenal juridique contre la corruption à tous les niveaux et dans tous les secteurs d’activités (publics et privés), développement de la lutte contre l’évasion fiscale par la mise en place d’une nouvelle politique contributive de l’impôt, démocratisation de la vie interne dans les partis chavistes [9] (voir ci-dessous).
Dans ce dispositif, le rôle personnel d’Hugo Chávez est indéniablement central. C’est lui qui, pour le moment, impulse et facilite les grands mouvements de la révolution bolivarienne. Il assume une position de médiation politique forte entre un mouvement populaire en développement et la réorganisation institutionnelle du pays. Certains y voient la résurgence d’une nouvelle forme de caudillisme démagogue et autoritaire jugée archaïque et associée à une forme d’« anormalité  » politique. Au-delà de l’analyse affinée que demanderait l’étude du phénomène caudilliste en Amérique latine et des appréciations que chacun peut formuler sur la personnalité d’Hugo Chávez, il est nécessaire de décrypter les raisons qui permettent l’existence d’une telle réalité politique. Celle-ci renvoie, dans la période actuelle, à la question de l’établissement d’institutions politiques légitimes et consolidées dans le cadre de la reconstruction d’un Etat démocratique. Hugo Chávez est le produit d’une histoire politique dans laquelle les institutions politiques, démontrant leur incapacité à absorber, depuis des décennies, les demandes de la société ont facilité l’émergence et le foisonnement d’une multitude de mouvements sociaux hétérogènes agissant en dehors du système politique et contestant l’ordre économique et social. Ce phénomène a connu une accélération sous les coups de butoir des politiques néolibérales. Pauvres, classes moyennes basses, indigènes, afro-vénézueliens etc. disposent, à travers Chávez (dont l’acte politique fondateur fut la remise en cause de l’appareil institutionnel et qui leur ressemble physiquement de surcroît), d’un relais qui bénéficie d’une délégation de confiance directe de leur part pour impulser et mener à bien des réformes structurelles profondes. [10]
Il appartient à tous ces acteurs du changement de réussir afin de créer les conditions permettant de dépasser la réalité politique actuelle.
— L’épineuse question internationale
Sur le plan international, la révolution bolivarienne inscrit son action dans une perspective internationaliste de lutte contre le développement organisé des inégalités entre les peuples dans le cadre de la mondialisation néolibérale. Ce positionnement positif ne doit pas occulter certains excès verbaux dans la politique vénézuélienne (propos tenus lors du conflit libanais de l’été 2006, Biélorussie, discours à l’ONU, etc.). Ces prises de position peuvent trouver des explications dans le cadre de la Realpolitik mondiale mais desservent, car non justifiables, aussi bien l’image du processus - déjà sciemment malmenée par les médias - que la parole internationale du Venezuela dans nombre de secteurs politiques et sociaux du monde entier.
Comment expliquer, dans une dimension très particulière de la vie politique - les relations internationales - les rapprochements entre le Venezuela et certains pays comme l’Iran ?
Cette association, qui porte essentiellement sur le renforcement des relations énergétiques et commerciales, engage avant tout deux pays qui, sur la scène mondiale, font face à une forte marginalisation (et à des menaces graduelles directes concernant leur intégrité territoriale) de la part des Etats-Unis et, pour l’Iran, de certains de ses alliés sur le plan militaire. Elle s’inscrit dans une recherche convergente visant à assurer et à renforcer leur souveraineté économique et politique respective dans le cadre d’alliances multipolaires. Pour sa part, le Venezuela investit prioritairement l’espace latino-américain (voir note 3) tout en cherchant, depuis plusieurs années, d’autres partenariats. Ainsi, entre 1999 et 2005, le président vénézuelien a, par exemple, déployé beaucoup d’efforts diplomatiques pour construire des relations privilégiées avec les pays européens (il a effectué quatre voyages en France pour rencontrer Jacques Chirac) où il n’a jamais réellement trouvé d’écho.
Les alliances entre le Venezuela et l’Iran supposent une relation diplomatique nourrie (ce qui permet de décrypter certains des propos évoqués ci-dessus) et le développement de relations commerciales et économiques prioritaires. Pour autant, il convient de rappeler qu’elles n’impliquent pas un alignement du Venezuela sur le modèle de société iranien. De ce point de vue, aucune comparaison n’est possible. Les deux pays ne partagent aucune vision politique sur la question des droits de l’homme, de la démocratie et du pluralisme, du rôle de la religion dans la conduite des affaires publiques, de la liberté de la presse etc.
Si les médias s’émeuvent plus facilement de ce « tiers-mondisme  » qu’ils considèrent plus odieux que les relations politiques et économiques qu’entretiennent nombre de pays occidentaux avec de multiples régimes comme l’Arabie Saoudite, la Birmanie, la Chine, la Tunisie etc., l’analyse politique de la relation Venezuela-Iran montre que nous sommes face à un phénomène classique de « solidarité des proscrits  » (ou vécue comme telle par les acteurs).
L’Histoire est riche d’expériences comparables où des pays aux modèles sociaux et politiques antagoniques peuvent construire, dans des circonstances particulières et dans le cadre de la géopolitique mondiale, des intérêts communs. La signature, le 16 avril 1922, par l’URSS et l’Allemagne de la République de Weimar du traité de Rapallo fournit un cas d’école classique pour mener cette analyse des mécanismes propres aux relations internationales. Pour des raisons différentes (rejet par la communauté internationale de la révolution communiste dans un cas et sanctions du traité de Versailles dans l’autre), l’URSS et l’Allemagne sociale-démocrate - qui avait éliminé les animateurs du courant marxiste et révolutionnaire luxembourgiste Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht - se sont alliées jusqu’en 1933 afin de rompre leur isolement commun sur la scène économique et politique mondiale.
« Populisme  » et socialisme...Effacez ces mots que je ne saurais lire...
Beaucoup de commentateurs condamnent en permanence le caractère « populiste  » présumé de la révolution bolivarienne et de son animateur sans prendre la peine d’analyser et de rendre compte des réalités complexes que recouvre ce terme polymorphe. Il existe en effet plusieurs formes de populismes : de droite, de gauche - celui-ci a souvent favorisé des conquêtes démocratiques et sociales en Amérique latine - péroniste etc.
Dans le réquisitoire médiatique, cette accusation unilatérale est pourtant devenue passible d’une des plus lourdes peines. Une chose est certaine : comme nous l’avons vu, le processus bolivarien a créé un espace de convergences pour des groupes sociaux au départ hétérogènes (paysans, pauvres urbains, chômeurs, militants politiques, femmes, étudiants, une partie des classes moyennes basses etc.) qui se sont, peu à peu, construits une identité sociale, puis politique communes face à la domination d’autres groupes sociaux très minoritaires, mais concentrant tous les pouvoirs depuis des décennies (économique, politique, culturel, médiatique etc.).
Ce processus est celui qui mène, par la création d’un espace politique, à la renaissance d’un corps politique au Venezuela, le peuple comme expression de la volonté générale face aux intérêts particuliers. Alors que nos démocraties libérales (notamment dans l’Union européenne) - modèle dans lequel la politique se fait sans le peuple mais par les élites - s’échinent à vouloir transposer mécaniquement leur modèle désincarné sur toute la planète (notamment au Moyen-Orient), l’ascension d’Hugo Chávez et le développement du processus bolivarien correspondent, dans un contexte et une culture donnés, à l’émergence d’un peuple en politique. De ce point de vue, le Venezuela pose un acte démocratique dans le concert mondial.
Que cette réalité déstabilise, suscite l’incompréhension ou la forte désapprobation ne doit pas étonner. Dans notre langage médiatique et politique, ce que l’on nomme « populisme  » ne désigne souvent que la force expressive d’un processus de constitution d’un peuple tout court [11].
Le Venezuela est un laboratoire social et démocratique in vivo qui offre une contribution tangible et expérimentale à la construction d’une société défiant quotidiennement l’hégémonie culturelle, intellectuelle, politique, et économique du modèle néolibéral. Loin d’incarner l’application d’un programme politique et économique dogmatique hérité des expériences historiques du siècle dernier, le « Socialisme du 21ème siècle  » s’inscrit dans une perspective historique large. Nourri par l’attachement à un certain nombre de valeurs et de principes « vivifiés  » devant guider l’action politique (solidarités, progrès, indépendance, égalité, justice, émancipation, souveraineté, etc.), ce projet intègre, comme point de départ, les échecs et les impensés des expériences passées, telle la question démocratique ou celle de l’économie planifiée. Développement de l’économie solidaire et des biens communs, intégration des peuples indigènes et des exclus dans l’espace public, démocratisation des médias d’information, appropriation populaire et participative des médias publics, réforme de l’Etat dans l’économie mondialisée, promotion de la diversité culturelle, etc., constituent quelques uns des nombreux chantiers de réflexion lancés dans le cadre de ce processus. L’expression mentionne également l’existence de la dynamique populaire qui facilite l’approfondissement de la conquête de territoires politiques et sociaux concrets.
Basé sur la vision d’un modèle de développement économique durable intégré [12], le socialisme d’Hugo Chávez s’affirme d’abord comme une invitation ouverte à penser les alternatives.
C’est dans cette perspective qu’il faut analyser les propositions politiques qu’il a formulées dès son premier discours officiel du 3 décembre. Pour continuer de transformer des structures sociales héritées de la période coloniale et post-coloniale, le nouveau président affiche la couleur sans mentir et sans naïveté. Il aura besoin d’une forte implication des secteurs sociaux organisés et des citoyens qui le soutiennent afin de tenir tête aux forces dominantes qui, elles aussi, comme nous l’avons vu, viennent de franchir un nouveau cap dans leur organisation politique. C’est donc le sens de deux propositions du président controversées, mais travesties par les médias.
Hugo Chávez appelle de ses vÅ“ux la formation, à partir des forces politiques qui participent aujourd’hui au processus, d’un grand parti uni (unido)...de gouvernement [13]. Dans son esprit, une telle plateforme bolivarienne (dont l’Union pour un mouvement populaire (UMP) pourrait être, en France, l’équivalent) faciliterait également l’émergence d’une nouvelle génération de responsables politiques et d’élus [14]. Il ne s’agit en aucun cas d’un parti unique dont la fonction serait, à l’intérieur d’un régime restreignant ou interdisant le pluralisme, de servir le pouvoir du nouveau « commandant du socialisme caribéen  ». [15]
Partant de la même analyse, Hugo Chávez propose une réforme constitutionnelle consistant à permettre à un président de la République de pouvoir se représenter devant les électeurs autant de fois que souhaité. Il s’est engagé à ne pas imposer un tel changement par décret. La question sera soumise au vote populaire. On peut néanmoins légitimement critiquer ce projet de réforme qui ne va pas dans le sens de la limitation des mandats et qui entend revenir sur un acquis démocratique de la Constitution vénézuelienne. Mais il ne faut pas confondre la mesure (en vigueur en France et dans de nombreux autres pays) avec l’idée selon laquelle Hugo Chávez demanderait la présidence à vie ! S’il décidait de se représenter en 2012, les Vénézuéliens seraient tout à fait libres de ne pas le réélire et pourront même, s’ils le souhaitent, mettre fin à son mandat actuel dès 2009 si un nouveau référendum révocatoire (prévu par la Constitution) était organisé. S’il faut cataloguer Hugo Chávez dans le camp des populistes, l’honnêteté intellectuelle impose de reconnaître qu’il s’agit alors d’un « populiste révocable  » d’un genre nouveau qui, en organisant le développement tous azimuts de la démocratie directe dans la vie politique, met en permanence en jeu son propre pouvoir.
La formulation de cette proposition indique toutefois une difficulté objective à laquelle se confronte le processus bolivarien. Elle est relative à sa consolidation et à son approfondissement. L’avenir de ce processus semble encore reposer, en partie, sur la force d’impulsion d’Hugo Chávez. Cette réalité se trouve renforcée, comme nous l’avons vu, dans un contexte de fragilité institutionnelle où l’Etat et ses services restent, pour le moment et malgré beaucoup d’avancées, insuffisamment déployés sur l’ensemble du territoire. La mise en place d’une administration polyvalente capable de s’appuyer sur un corps renouvelé de fonctionnaires formés au service d’une population active dans la vie publique est fondamentale. Pour le moment, cette faiblesse limite le processus bolivarien dans sa propension à s’autonomiser de son principal animateur. De ce point de vue, la question des mandats présidentiels illustre le fait que la révolution bolivarienne n’a pas encore atteint cet objectif.
De la capacité réelle des responsables vénézuéliens et des secteurs politiques et sociaux organisés à approfondir ces réformes permettant la construction d’ « une nouvelle architecture de l’Etat  » (Hugo Chávez) [16], dépendra largement la viabilité future d’un processus qui s’inscrit dans un mouvement de bascule plus large en Amérique latine.
La réélection d’Hugo Chávez vient clore une série de douze élections nationales organisées depuis un peu plus d’un an sur le sous-continent. Sept pays (Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Equateur, Nicaragua, Uruguay, Venezuela), entretenant des relations diplomatiques, politiques et économiques étroites et renforcées, dessinent désormais les contours du nouveau visage d’une Amérique latine qui, débarrassée de l’ombre d’Augusto Pinochet, s’ancre dans le camp de l’alternative et du progrès dans une période où les désordres du monde ne cessent de s’accroître. Une Amérique latine qui compte également cultiver son indépendance vis-à -vis de la première puissance mondiale, par exemple, sur la question des relations avec Cuba...
[1] Dans le système électoral vénézuelien, l’électeur apporte son suffrage au candidat de son choix par le biais d’un vote pour un parti. Quatre-vingt-six formations, reconnues par le Conseil national électoral, étaient engagées dans cette campagne. Chacune appuyait un des 20 candidats concourant pour la phase finale de cette élection présidentielle.
La coalition qui soutenait Manuel Rosales s’organisait autour des partis de la droite et de la droite ultra, Un nuevo tiempo (désormais premier parti de l’opposition) et Primero Justicia, le parti d’extrême droite mené par Julio Borges, plus urbain et dans lequel s’impliquent les représentants des classes sociales les plus aisées de la société. Cette formation a reçu le soutien financier direct des Etats-Unis.
Quatre partis formaient le socle de la coalition pro- Chávez : le MVR - Movimiento Quinta Republica - parti majoritaire du bloc bolivarien, le Movimiento Podemos (gauche) créé en 2003 à la suite de la scission du Movimiento al Socialismo, Patria para todos, un parti de gauche radicale formé par des syndicalistes anciennement membres de La Causa R, et le Partido Communista de Venezuela. Victimes de droitisation, le MAS et La Causa R ont soutenu Manuel Rosales. Ces deux formations ont respectivement obtenu 0,61 % et 0,23 % des votes.
Comme l’ont constaté les centaines d’observateurs internationaux de l’Union européenne, de l’Organisation des Etats américains, du Centre Carter et du Conseil national électoral présents sur place, le scrutin s’est parfaitement déroulé malgré quelques problèmes techniques mineurs.
[2] Lancée par Rafael Ramirez, président de la compagnie pétrolière nationale PDVSA, ministre de l’énergie, et proche de la sensibilité radicale du processus, cette expression est devenue le leitmotiv des bolivariens pendant la campagne.
[3] Aujourd’hui largement dépendant de cette ressource limitée à la valeur volatile, le Venezuela cherche à développer, dans le cadre de l’intégration régionale latino-américaine (notamment à travers le Mercosur qui regroupe 5 pays membres - Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay, Venezuela - et 5 pays associés - Bolivie, Chili, Colombie, Equateur, Pérou), les moyens de diversifier son économie par le renforcement d’échanges et de coopérations politiques, économiques, et de savoir faire avec ses partenaires. Le Venezuela souhaite insuffler au Mercosur la dimension politique qui lui manque jusqu’à présent afin d’en faire l’outil privilégié de la construction progressive, en Amérique latine, d’une union politique et économique. Lors du premier voyage qu’a effectué Hugo Chávez au Brésil après sa victoire du 3 décembre, Nicolas Maduro, ministre des affaires étrangères qui accompagnait le président, a déclaré que « grâce à la philosophie des présidents d’Argentine, du Paraguay, du Brésil, et du Venezuela, le Mercosur prendra une nouvelle direction et intégrera un contenu politique et social  » (Niko Kyriakou et Martin Markovits dans IRC Americas Program, 13/12/2006, http://americas.irc-online.org/am/3792). De son côté, Hugo Chávez a indiqué que l’intégration régionale latino-américaine ne pourra s’accomplir qu’avec une remise à plat de la coopération militaire dans la région.
[4] Le taux de croissance est de 10 % en 2006. L’inflation connaît son plus bas niveau - pourtant 16,6 % - depuis de nombreuses années. Le chômage touche 9,6% de la population contre 15,3% à la fin des années 1990. Il faut noter que les chiffres ne comptabilisent pas les travailleurs de l’économie informelle.
[5] RCTV a été un acteur clé du coup d’Etat. De ses plateaux, de nombreux appels -souvent violents- à protester contre le gouvernement et à soutenir les généraux putschistes furent lancés. En 2005, la chaîne commerciale mena une campagne pour inciter les vénézueliens à ne pas voter pour les élections législatives. En 2006, lors de la campagne pour les élections présidentielles, elle fut le relais constant de la rumeur concernant la supposée organisation d’un fraude massive par le gouvernement. Lire Romain Mingus, « Eclairage sur le traitement médiatique du cas RCTV et des nationalisations au Venezuela  » http://risal.collectifs.net/article...
[6] Voir Thierry Deronne, « Les pieds de Greta Garbo  », www.vive-fr.org/blog.
[7] Idem
[8] Pour une analyse approfondie, lire l’étude de Giovanni Allegretti, « Politiques de participation au Venezuela  », Rivista del Centro di Riforma dello Stato di Roma, Nº 3/2006 et Nº 1/2007
[9] Le Monde du 2 janvier 2006 a consacré un article sur cette question de la corruption. Reprenant, pour l’essentiel, les seuls points de vue développés par le quotidien de l’opposition El Nacional , nous indiquons une nouvelle fois au lecteur l’ article de Thierry Deronne, « Les pieds de Greta Garbo  », www.vive-fr.org/blog, qui constitue une source critique.
[10] Pour Ernesto Laclau dans « Considérations sur le populisme latino-américain  », Revista Cuadernos del Cendes, Universidad Central de Venezuela, mai-aoà »t 2006, p.115-120« le leader n’est pas l’origine du mouvement mais, sans ce point d’agglutination, celui-ci ne pourrait pas forger son unité et se disperserait entre les différents élements qui le composent. Cette situation est d’autant plus vraie lorsque le niveau de fragmentation sociale est très élevé et que le processus de « des-institutionnalisation  » est avancé.  »
[11] Selon l’expression du politologue Ernesto Laclau dans La Razon populista, Fondo de Cultura Economica, Buenos-Aires, 2005.
[12] Ou de développement endogène, c’est-à -dire défini et construit à partir des réalités économiques et sociales propres d’une région, d’un pays ou d’un territoire.
[13] Cette question est aujourd’hui largement débattue au sein des différentes formations qui seront les seules à décider de la naissance ou pas de cette nouvelle force.
[14] Hugo Chávez espère lutter, au sein du MVR, contre l’installation d’une nouvelle tendance à la bureaucratisation. Cette situation provient notamment du fait que les cadres ne sont pas élus par les militants mais cooptés par d’autres responsables. L’introduction du vote comme mode de désignation des dirigeants de l’éventuelle nouvelle force politique bolivarienne est censée permettre un renouvellement important des personnes et des pratiques.
[15] Expression tirée du titre de l’article paru dans Le Monde du 4 décembre 2006 « Les commandants du socialisme caribéen  ». Le choix de « fusionner  » Hugo Chávez et Fidel Castro n’est évidemment pas neutre. Farouchement hostile au processus bolivarien, le quotidien développe la thèse d’une « cubanisation  » progressive du Venezuela. Une lecture attentive des articles publiés peu avant et peu après la victoire d’Hugo Chávez dévoile les trois thèmes développés par le journal : populisme, parti unique et modèle cubain.
[16] L’ensemble des mesures et des mécanismes politiques en cours d’élaboration au Venezuela présenté dans cet article s’inscrit dans un plan de réforme radicale de l’Etat visant à mettre ce dernier au service du processus de construction du Socialisme du 21èmesiècle. S’il est encore trop tôt pour analyser les conséquences de ce vaste chantier politique, nous pouvons néanmoins en identifier les moteurs. Comme nous l’avons vu, le développement de la démocratie directe à tous les échelons (conseils communaux, mandats révocatoires etc.) constitue une caractéristique du modèle bolivarien qui doit permettre l’exercice effectif de la souveraineté populaire, la transformation des institutions du pays et la lutte contre la bureaucratisation et la corruption. Hugo Chávez vient de proposer un projet de loi d’habilitation à l’Assemblée nationale afin qu’elle l’autorise à utiliser la voie constitutionnelle des ordonnances. Il souhaite entreprendre, par décret et pour une durée de 18 mois, une série de réformes importantes et rapides de la Constitution et de l’Etat. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une demande de « pleins pouvoirs  » comme cela est présenté par la plupart des médias, mais de « pouvoirs spéciaux  » pour être habilité à prendre des initiatives dans un nombre limité - mais sensible - de secteurs (« Transformation des institutions de l’Etat  », « Participation populaire  », « Valeurs essentielles de l’exercice de la fonction publique  », « L’économique et le social  », « Finances et impôts  », « Sciences et technologies  », « Aménagement du territoire  », « Sécurité et défense  », « Infrastructures, transports et services  »), cette accélération du processus devra faire l’objet d’une observation attentive dans le futur. C’est la seconde fois qu’Hugo Chávez utilise cette disposition. En 2001, le président avait en effet utilisé cette voie des ordonnances pour promulguer 49 décrets touchant aux secteurs de la pêche, de la propriété etc.
L’objectif affiché par Hugo Chávez est la modification de la « géométrie des pouvoirs  » dans le pays. Avec ces réformes, il souhaite notamment généraliser et amplifier l’expérience des conseils communaux à tous les échelons géographiques du territoire - national, régional, municipal, « parroquial  » (sous division municipale) - afin de remplacer, peu à peu, les structures actuelles de l’Etat vénézuelien. Il s’agit de bâtir le cadre d’expression de l’ « hégémonie populaire  ».
Source : cet article sera publié dans le prochain numéro d’Utopie critique (http://www.utopie-critique.net/).