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Cône sud
« Le condor continue de voler  », entretien avec l’avocat paraguayen Martin Almada

Dans le Cône sud, il semble souvent légitime de se demander si le passé est bien vraiment passé. La justice avance lentement et une partie des responsables de violations des droits humains pendant les dictatures des années 70 et 80 sont progressivement condamnés. Mais certains signes laissent àpenser que ce passé-làn’est pas mort, bien au contraire. En Argentine, Julio López, âgé de 76 ans, avait témoigné lors du procès de l’ancien commissaire de police de la province de Buenos Aires, Miguel Etchecolaz, condamné le 18 septembre 2006 àla réclusion perpétuelle pour homicide qualifié, tortures et séquestration. Il est porté disparu depuis ce même jour [1]. Cet entretien avec l’avocat paraguayen Martin Almada, publié par Noticias Aliadas le 24 janvier 2007, témoigne lui aussi de la vitalité d’un passé trop présent.

par Hernán Scandizzo
28 mai 2007

Alors qu’il enquêtait sur des documents le concernant, l’avocat paraguayen Martin Almada, incarcéré entre 1974 et 1977 par le régime du général Alfredo Stroessner (1954-1989), découvrit en 1992 les archives de l’Opération Condor, dispositif répressif mis en place par les dictatures du Cône Sud dans les années 1970 et 1980. Dès ce moment-là, sa vie s’est transformée en une pérégrination permanente dans les tribunaux du monde entier. Il a ainsi engagé des poursuites ou témoigné contre Stroessner, l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet (1973-1990) et l’argentin Jorge Videla (1976-1981), contre les ex-secrétaires d’État et àla Défense des États-Unis Henry Kissinger et Donald Rumsfeld, respectivement, et contre l’ancien président d’Uruguay Juan María Bordaberry (1972-1976).

Homme menu et toujours souriant, Almada change de ton quand on lui dit que ces répressions et ces procès ne sont que des relents du passé. De passage àBuenos Aires, il a accepté un entretien avec Hernán Scandizzo, correspondant de Noticias Aliadas, sur les suites de l’Opération Condor et sur la situation sociale au Paraguay.

Vous avez trouvé les archives contenant des preuves écrites du terrorisme d’État pratiqué dans votre pays de 1929 à1989, documents qui mettent en lumière les dictatures des années 1970 et 1980 dans la région. Qu’a signifié cette découverte ?

A ce moment-là, ma découverte a eu deux répercussions, l’une historique et l’autre juridique. Elle a marqué le passage de la rumeur sinistre àla vérité prouvée. Et on peut y voir un « miroir de la Guerre froide  », de la doctrine de la sécurité nationale [2]. Sur le plan juridique, elle nous a permis d’engager des poursuites contre Stroessner.

Nous avons emporté ces documents sur les lieux où se tenaient des procès contre le Condor, Pinochet, Videla. Nous nous sommes rendus en Allemagne, en Argentine, au Chili, en France, en Italie, en Suisse, et aujourd’hui, nous nous trouvons devant la justice uruguayenne avec des preuves contre Bordaberry qui sont confondantes et qui montrent toute l’efficacité de la coopération entre l’armée paraguayenne et l’armée uruguayenne.

Vous déclarez que le terrorisme d’État est présenté officiellement comme une chose du passé dont il n’y a pas lieu de se préoccuper.

C’est que le Condor continue de voler, il n’est pas parti, et il n’est pas non plus affaibli ; au contraire, il a pris beaucoup de force. Nous avons trouvé en 1997 un document militaire dans lequel le colonel paraguayen Francisco Ramón Ledesma dit àun colonel équatorien : « Je vous joins la liste des agitateurs paraguayens pour que vous puissiez établir la liste des individus subversifs en Amérique latine.  »

Nous avons saisi la justice, et elle a cité àcomparaître ce colonel. Et, comme les militaires paraguayens n’avaient jamais eu affaire àla justice, ce colonel a apparemment pris peur et a commencé àparler. Il a déclaré au juge qu’il avait déjàrencontré le président [Carlos] Menem et Pinochet en 1995 àBariloche (Argentine), et il a fourni la liste des militaires paraguayens présents lors de cette rencontre.

Quand l’Argentine et l’Uruguay décident de ne plus envoyer de militaires s’entraîner àl’École des Amériques, où ont été formés de nombreux artisans de la répression et d’anciens dictateurs, le Condor en a-t-il les ailes coupées ?

Il faut lui couper les ailes en le dénonçant, en exigeant de nos gouvernements qu’ils n’envoient plus de militaires non seulement àFort Benning [3], mais aussi àla Conférence des armées des Amériques, qui sont les lieux où se forment les terroristes.

La mort de Stroessner le 16 aoà»t dernier au Brésil est-elle un pas de plus vers l’impunité au Paraguay ?

Au Paraguay, il n’y a pas eu d’alternance [4]. On a continué avec ses héritiers, rien n’a changé ; les choses ont empiré. La corruption s’est aggravée, le pouvoir judiciaire est corrompu, il n’est qu’un appendice du pouvoir exécutif.

Aujourd’hui, au Paraguay, une famille d’agriculteurs gagne 100 dollars par an, 100 dollars ! Et au lieu d’améliorer le budget de la santé et de l’éducation, le gouvernement l’a diminué pour tripler celui des forces armées parce qu’Evo Morales, avec la complicité d’Hugo Chávez, se préparerait àenvahir le Paraguay [5].

C’est lamentable, aussi lamentable que le cas du journaliste disparu Enrique Galeano [6]. Nous avons saisi la Cour interaméricaine des droits de l’Homme, et le gouvernement paraguayen a répondu àla Cour que ce journaliste avait « une forte tendance àdisparaître  ».

Comment est-ce possible qu’un État réponde qu’une personne a « une forte tendance àdisparaître  » ?

Le Paraguay se trouve et vit en marge de la loi. La pauvreté est si grande, la colère est si grande... Le Paraguay vit dans un état de pauvreté explosif, tout est sur le point d’exploser. Comme ce gouvernement est faible, qu’il est arrivé au pouvoir avec 70% des voix en sa défaveur, il n’a pas d’autre ressource que d’utiliser la violence. Au Paraguay, le terrorisme d’État existe.

Et l’appareil militaire continue de jouer le jeu ?

La Constitution nationale établit, comme partout dans le monde, que l’armée doit se tenir àla frontière et intervenir uniquement en cas d’invasion étrangère. Actuellement, l’armée paraguayenne est dans la rue tous les jours, dans les campagnes et dans les villes, parce qu’elle a peur des paysans.

Notes:

[1Voir « Argentina - Contra el olvido y la impunidad  ».

[2Des États-Unis.

[3Siège de l’École des Amériques, en Géorgie, aux États-Unis.

[4Le Parti Colorado continue de gouverner.

[5Du fait de l’accord d’assistance militaire àla Bolivie signé avec le Venezuela en octobre 2006.

[6En février 2006.


En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations ci-dessous:

Source : Noticias Aliadas (http://www.noticiasaliadas.org/), 24 janvier 2007.

Traduction : Gilles Renaud pour Dial - Diffusion d’information sur l’Amérique latine (http://enligne.dial-infos.org/). Introduction àl’article : DIAL.

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique Latine (RISAL).


GLOSSAIRE

Ecole des Amériques / School of Americas

Etabli en 1946 dans la zone américaine du canal de Panama, le centre de formation militaire le plus important d’Amérique latine a permis aux Etats-Unis d’entraîner et de former idéologiquement plus de 60 000 militaires. Depuis 1984, et en vertu des accords Carter-Torrijos, l’Ecole a été transférée àFort Benning (Géorgie). Parmi ses élèves, quelques noms tristement célèbres : les généraux putschistes argentins Viola, Videla et Galtieri, des dictateurs Pinochet (Chili), Somoza (Nicaragua), Manuel Noriega (Panama), Stroessner (Paraguay), Hugo Banzer (Bolivie),…. Produit de la guerre froide, instrument de la Doctrine de sécurité nationale, l’Ecole a toujours eu pour but clairement affiché de permettre la résistance des armées latino-américaines face au « communisme  » et aux poussées révolutionnaires du continent. L’action anti-insurrectionnelle y passe par l’endoctrinement idéologique, les liens personnels, l’apprentissage de l’American way of life. La déclassification par l’administration Clinton de nombreux documents a permis de découvrir les méthodes préconisées dans ses manuels d’enseignement : torture, exécutions, chantage, détention des proches des suspects comme méthodes d’interrogatoire, emploi de méthodes clandestines comme la « disparition  » ; autant de violations de droits humains qui ont affecté le continent. L’Ecole a été fermée en l’an 2000 par le président Clinton qui l’a réouverte aussitôt sous une nouvelle appellation : Institut de défense pour la coopération de la sécurité hémisphérique.
Source : Le Monde diplomatique.

Menem, Carlos

Carlos Menem, dirigeant péroniste, président de la République argentine de 1989 à1999. Personnage haut en couleur, ses deux mandats se sont caractérisés par un mélange de truculence populiste et de néolibéralisme agressif. Sa politique de privatisations massives et de démantèlement du secteur public a été marquée par un degré de corruption sans précédent.

Opération Condor

L’Opération Condor est la coordination criminelle des dictatures du Cône sud dans les années 70. Elle a été conçue par l’Agence centrale de renseignement états-unienne (CIA) et mis en route en 1974 par la dictature d’Augusto Pinochet au Chili. Puis, elle fut « institutionnalisée  » quand s’installa, en mars 1976, la junte militaire en Argentine. Elle regroupait le Chili, l’Argentine, la Bolivie, le Paraguay et l’Uruguay dans une coordination pour surveiller, échanger entre services secrets des renseignements et des prisonniers politiques, assassiner et faire disparaître.

Videla / Jorge Videla

Dirigeant de la junte militaire argentine de 1976 à1981.