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Colombie
La tournure inattendue du processus de démobilisation des paramilitaires
par Gary Leech
6 juillet 2007

Ç’aurait dà» être facile, un simple processus de réinsertion des chefs des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC) dans la société colombienne, leur permettant ainsi d’entrer dans l’arène politique. A l’origine, il était prévu que les chefs paramilitaires révèlent les emplacements de fosses communes et les noms de quelques politiciens ou officiers « voyous  », morts ou emprisonnés ayant collaboré avec eux. Ces « révélations  » passeraient pour des aveux, et comme les années écoulées dans une ferme au nord de la Colombie, le temps des négociations, seraient considérées comme « peine accomplie  », les leaders des AUC séjourneraient moins de deux ans en prison, très probablement dans une résidence semi luxueuse àla campagne. Or, pourtant annoncée àgrands cris, la démobilisation de la plus grande organisation paramilitaire de Colombie a terriblement mal tourné pour l’administration Uribe. Désormais, tout le processus menace de déboucher sur le plus vaste nettoyage politique de l’histoire du pays et peut ébranler sérieusement l’impunité dont jouissent traditionnellement les élites politiques et militaires du pays.

En juin 2003, l’administration Uribe annonce avoir conclu un accord avec les AUC pour entamer des pourparlers de paix en vue d’une démobilisation du groupe. Les négociations qui s’ensuivent se déroulent dans une hacienda de Santa Fe de Ralito, dans le nord du pays. Après avoir reçu 3 milliards de dollars des Etats-Unis au titre de l’aide militaire pendant les trois années précédentes, l’armée colombienne est alors considérablement renforcée et en pleine offensive contre les deux guérillas de gauche du pays [les FARC et l’ELN, ndlr]. Dans le même temps, les forces de sécurité publique sont engagées de manière plus directe dans la « guerre sale  » contre la gauche politique, prenant pour cible l’opposition, des syndicalistes, des leaders communautaires et des défenseurs des droits de l’homme. Quant aux paramilitaires, ils se targuent d’être des « patriotes héroïques  » dont les services ne sont plus nécessaires depuis le renforcement de l’armée colombienne, ce qui crée les conditions pour leur démobilisation.

Le processus de démobilisation avait pour but de réintégrer dans la société des chefs des AUC tels que Salvatore Mancuso, qui a bâti sa fortune sur le trafic de drogue et d’autres activités criminelles, et qui souhaitait quitter le champ de bataille pour entrer dans l’arène politique. Pour le président Alvaro Uribe, la démobilisation des AUC aurait représenté une victoire personnelle lui permettant dès lors de désigner les guérillas comme les principaux auteurs des violences perpétrées dans le pays. Le but déclaré de la démobilisation était d’offrir aux chef des AUC des peines d’emprisonnement réduites en échange du démantèlement complet de leurs forces, des aveux de tous leurs crimes et d’un démantèlement total de leurs organisations criminelles, y compris leurs réseaux de trafic de drogue. Cependant, dans la réalité, le plan prévoyait d’octroyer une quasi-amnistie aux dirigeants paramilitaires en échange de l’illusion de la démobilisation de leurs forces, de la révélation des emplacements de charniers et d’informations sur des politiciens et des officiers « voyous  » morts ou déjàincarcérés.

La loi 975, mieux connue sous le nom de Loi de Justice et paix, est approuvée en juin 2005. Elle fixe à8 ans d’emprisonnement la peine maximale encourue par les chefs des AUC ayant participé au processus de démobilisation. L’administration Uribe consent àce que le temps passé par les chefs paramilitaires ànégocier avec le gouvernement soit déductible. Par conséquent, s’ils bénéficient par-dessus le marché d’une remise de peine pour bonne conduite, les responsables paramilitaires, qui sont pourtant coupables de crime contre l’humanité, pourraient ne purger qu’une peine de 22 mois - vraisemblablement dans une résidence de campagne, plutôt que dans une prison de haute sécurité. Puis les dirigeants paramilitaires seraient libres de réintégrer la société colombienne pour jouir de leur fortune et se lancer dans une carrière politique.

A la même époque, les Nations Unies publient un rapport démontrant que les AUC ont tué des centaines de personnes au cours des dernières années, en violation du cessez-le-feu signé par les paramilitaires dans le cadre du processus de démobilisation. Le président Uribe ignore ce rapport, tout comme les protestations répétées des groupes de défense des droits de l’homme colombiens et étrangers qui dénoncent le non-respect du cessez-le-feu par les AUC et la quasi-amnistie que représente le processus pour des criminels de guerre. L’administration Uribe n’en démord pas : la démobilisation doit se poursuivre selon le plan original. En février 2006, il est prétendu que quelque 31 000 paramilitaires ont déposé les armes et réintégré la société, et les dirigeants paramilitaires sont sur le point de recevoir la quasi-amnistie.

Pourtant, en mai 2006, la machine s’enraye. La Cour constitutionnelle déclare inconstitutionnelles certaines dispositions de la Loi Justice et paix. Pour les concepteurs du processus de démobilisation, le coup le plus dur porté par cette décision est qu’elle exclut la possibilité de déduire de la peine le temps consacré aux négociations. En d’autres termes, la peine de huit ans ne commence pas àcourir avant que les négociations et la démobilisation ne soient terminées et que les responsables paramilitaires aient apporté leur témoignage et avoué leurs crimes.

Les chefs des AUC se plaignent de la décision de la Cour et menacent de se retirer du processus de démobilisation. Au même moment, le scandale de la « parapolitique  », qui en est àses débuts, commence déjààrévéler des liens entre des politiciens pro-Uribe et les paramilitaires. En décembre 2006, dans une tentative de se distancer des paramilitaires, le président Uribe durcit sa position vis-à-vis des 59 chefs des AUC et donne l’ordre de les transférer de leur résidence de campagne àla prison de haute sécurité d’Itagui. La décision de la Cour et celle prise par Uribe de faire incarcérer les chefs paramilitaires marquent le début de la fin de l’accord de démobilisation passé entre les chefs paramilitaires et le président.

Le scandale de la « parapolitique  » a été déclenché àla suite des élections municipales et législatives de mars 2006 par des allégations selon lesquelles les chefs paramilitaires auraient collaboré étroitement avec des candidats de droite pro-Uribe du nord de la Colombie afin d’assurer leur victoire électorale. Le scandale enfle d’un seul coup lorsque, par la suite, un ordinateur portable appartenant au commandant des AUC Rodrigo Tovar - aussi connu sous le nom de « Jorge 40  » - est saisi. L’ordinateur n’a pas été remis aux autorités dans le cadre du processus de démobilisation ; il a été saisi lorsque l’assistant de Tovar, qui l’avait en sa possession, a été arrêté au début de l’année 2006.

Selon le bureau du procureur général de Colombie, l’ordinateur contient des preuves que des paysans sans travail du nord de la Colombie ont été payés pour se faire passer pour des combattants paramilitaires et participer au processus de démobilisation pendant que les véritables paramilitaires continuaient àperpétrer leurs crimes. Ces crimes comprennent notamment l’assassinat de 558 personnes dans une seule région du nord pendant le cessez-le-feu. L’ordinateur contient également des preuves que les paramilitaires entretenaient des liens avec des hommes politiques locaux et nationaux et des forces de sécurité publique. Ce sont donc des informations trouvées sur l’ordinateur de Tovar qui ont donné lieu àl’enquête sur la « parapolitique  », et non des aveux ou des preuves obtenues en application de la Loi Justice et paix.

Malgré la discorde croissante entre l’administration Uribe et les chefs paramilitaires depuis le début de l’affaire de la « parapolitique  », Mancuso s’en tient au scénario original lorsqu’il est appelé àtémoigner au début 2007 dans le cadre de la Loi Justice et paix. Il ne révèle que la collusion entre les paramilitaires et des hommes politiques ou des officiers morts ou emprisonnés, protégeant de fait des représentants de l’Etat en fonction. Les autres responsables paramilitaires s’attachent principalement àrévéler l’emplacement de fosses communes contenant les corps de milliers de victimes de massacres commis par les paramilitaires. Cette stratégie a pour but de calmer les groupes de défense des droits de l’homme et des droits des victimes qui dénoncent l’illusion, créée par le processus de démobilisation, que les chefs des AUC sont en train d’avouer tous leurs crimes.

Le scandale de la « parapolitique  » ne s’apaise pas pour autant. En mai 2007, plus de 50 élus nationaux ou locaux font l’objet de procédures d’investigations menées par le procureur général de Colombie ou par la Cour suprême en raison de leurs liens avec les paramilitaires. Plus d’une douzaine d’entre eux, des proches alliés politiques du président Uribe pour la plupart, sont accusés de crimes. L’accueil hostile réservé au président lors d’une visite àWashington au début du mois de mai montre que le scandale de la « parapolitique  » commence àternir sa réputation et àminer la crédibilité de son gouvernement. Certains démocrates du Congrès ne mâchent pas leurs mots pour critiquer le leader colombien, ainsi que la crise politique et des droits de l’homme que connaît son pays.

A la mi-mai, Mancuso promet de révéler lors de sa prochaine déposition l’identité d’hommes politiques et d’officiers actifs ayant collaboré avec les paramilitaires. Pourquoi le chef des AUC fait-il volte-face et décide-t-il d’attester la collusion officielle avec les paramilitaires quatre mois àpeine après l’avoir cachée au cours de sa déclaration initiale, déposée en application de la Loi Justice et paix ? Peut-être pense-t-il qu’il vaut mieux, pour lui-même et pour les autres chefs paramilitaires, jouer franc jeu car le scandale de la « parapolitique  » commence àmenacer la viabilité des objectifs premiers du processus de démobilisation. Par exemple, si l’enquête sur la « parapolitique  » venait àrévéler les preuves d’une collusion dont les chefs AUC auraient omis de faire mention dans leur déposition, ils pourraient perdre leur droit àdes peines réduites et risquer jusqu’à40 ans d’emprisonnement.

Deux jours après que Mancuso a annoncé son intention de révéler le nom de collaborateurs de paramilitaires, le principal magazine d’information de Colombie, Semana, publie la transcription d’enregistrements qu’il a reçus de sources gouvernementales inconnues. Il s’agit de conversations téléphoniques que des chefs des AUC emprisonnés ont eues avec leurs assistants au moyen de téléphones portables, et qui ont été enregistrées par l’unité de renseignement de la police nationale. Ces enregistrements démontrent que les leaders paramilitaires continuent àgérer leurs organisations criminelles depuis la prison. Ils confirment ce que de nombreuses personnes critiques àl’égard de la démobilisation affirment : le processus tient davantage de la restructuration des AUC que de leur démobilisation. En 2006, l’ONG colombienne Indepaz révèle qu’au cours des deux années précédentes, 43 nouveaux groupes paramilitaires se sont formés dans 22 des 32 départements que compte le pays. Qui plus est, d’anciens commandants paramilitaires de niveau intermédiaire dirigent une grande partie des nouveaux escadrons de la mort, preuve de la continuité entre les anciennes AUC et la nouvelle génération de paramilitaires.

Pourquoi des sources gouvernementales ont-elles révélé l’existence des enregistrements ? Il est possible que des membres de la police nationale aient laissé filtrer le matériel pour punir Mancuso de s’être engagé àrévéler publiquement l’identité d’hommes politiques et d’officiers ayant travaillé main dans la main avec les paramilitaires. Quelle que soit la raison, le résultat est que la confiance est rompue entre certains membres du gouvernement Uribe et les anciens chefs des AUC, et que les alliés d’hier en sont réduits àse tirer mutuellement dans les pattes dans une tentative désespérée de sauver leur peau. En outre, une enquête menée sur la diffusion des enregistrements vient ajouter un autre problème àceux contre lesquels se débat l’administration Uribe. Elle révèle que la police nationale espionnait non seulement des leaders paramilitaires emprisonnés, mais aussi des hommes politiques de l’opposition et des journalistes.

Plusieurs jours après la publication des transcriptions des enregistrements par Semana, Mancuso témoigne que plus d’une douzaine d’officiers et d’hommes politiques, dont le ministre de la Défense en place, Juan Manuel Santos, et le vice-président, Francisco Santos, qui sont cousins, ont conspiré avec les AUC. Mancuso affirme avoir rencontré le vice-président Santos - àl’époque rédacteur en chef au plus grand quotidien colombien, El Tiempo [1] - àquatre reprises àla fin des années 1990, et que celui-ci a cherché àétablir un bloc paramilitaire àBogota. Ces déclarations portent un nouveau coup àla crédibilité du gouvernement Uribe et achèvent de rompre l’alliance conclue avec les chefs des AUC.

L’objectif initial du processus de démobilisation était d’offrir une quasi-amnistie aux chefs des AUC et de donner l’illusion d’une démobilisation des paramilitaires sans révéler les liens entre des représentants de l’Etat en fonction et les escadrons de la mort. Le scandale de la « parapolitique  » a balayé les derniers espoirs de certains de voir passés sous silence les crimes perpétrés par des paramilitaires et des fonctionnaires. Rappelons encore que le scandale de la « parapolitique  » ne résulte pas du processus de démobilisation, comme le prétendent de nombreux partisans d’Uribe. Il a évolué de manière indépendante dans le cadre d’une enquête criminelle, et a miné les objectifs que l’administration Uribe et les chefs des AUC espéraient atteindre grâce au processus de démobilisation.

Aujourd’hui, en conséquence de la décision rendue par la Cour constitutionnelle, les chefs paramilitaires risquent entre 8 et 40 années de prison, selon les résultats de l’enquête sur la « parapolitique  ». Les chefs des AUC ont donc tout intérêt àjouer cartes sur table dans les dépositions qu’ils feront en vertu de la Loi Justice et paix. Quant au gouvernement Uribe, il s’évertue àse distancer des paramilitaires et s’accroche désespérément au peu de crédibilité qui lui reste.

Ce qui était tout d’abord une alliance scellée entre l’administration Uribe et les dirigeants des AUC pour tenter de préserver la longue tradition colombienne en matière d’impunité et de liens entre représentants de l’Etat et escadrons de la mort a tourné àla foire d’empoigne, ce qui donnera peut-être lieu au plus vaste nettoyage politique de toute l’histoire de la Colombie. Un dénouement qui n’était ni recherché, ni souhaité au début de ce qui semblait être un processus élaboré soigneusement.

Notes:

[1[NDLR] Créé en 1911, c’est le plus important des quotidiens nationaux colombiens. Il appartient àla famille Santos, historiquement proche du Parti libéral.


En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations ci-dessous:

Source : Colombia Journal (http://www.colombiajournal.org/), 17 mai 2007.

Traduction : Chloé Meier Woungly-Massaga, pour le RISAL (http://risal.collectifs.net/).

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique Latine (RISAL).