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Les troubles que vivent quotidiennement les communautés rurales colombiennes trouvent une illustration particulièrement frappante dans un incident qui vient de toucher la réserve indigène de Betoyes, composée de plusieurs petits hameaux près de Tame, au Sud-Ouest du département oriental d’Arauca.
Au début du mois de mai de cette année, un groupe armé a attaqué la communauté indigène de Guahibo à Betoyes. Trois jeunes filles Guahibo de 11, 12 et 15 ans ont été violées par les agresseurs. Omaira Fernà ndez, 16 ans, fut également violée alors qu’elle était enceinte. On rapporte qu’ensuite, les assaillants ouvrirent la matrice de la jeune fille pour en sortir le foetus qu’ils démembrèrent à coups de machettes, avant de le jeter avec la mère dans la rivière. Le même jour, trois hommes étaient abattus et leurs corps ne purent être retrouvés. Quelque 327 des Guahibos restants fuyèrent
la réserve pour se rendre à Saravena, une ville dans la pointe nord-ouest du département d’Arauca. Là , les Guahibos établirent résidence dans une école abandonnées et, en signe de protestation contre leur déplacement, occupèrent une église.
Qui a attaqué, violé, tué et forçé le déplacement de ces Guahibos ? Presque tous les témoignages concordent vers les soldats de la 18e Brigade de l’armée colombienne et son Bataillon Navos Pardo, qui travaille peut-être en collaboration avec les paramilitaires. Le 14 mai, Le Conseil Régional Indigène d’Aurauca (CRIA), une organisation indigène départementale, affiliée à l’Organisation Nationale Indigène de Colombie (ONIC), rapportait que plusieurs survivants du massacre de Betoyes avaient identifié leurs agresseurs comme des membres des troupes armées portant des brassards
paramilitaires. Le Comité Joel Sierra, un groupe de défense des droits de l’homme d’Arauca, se fit l’écho de ces témoignages dans un communiqué publié le 14 mai et signé par plusieurs ONGs régionales.
Le 4 juin, Amnesty International (AI) publiait un article rapportant que des hélicoptères de l’armée avait mitraillé et bombardé plusieurs hameaux qui composent la réserve Betoyes à la fin du mois d’avril, dans le cadre d’une escarmouche avec les guérillas ; leur source indiquait également que les
hélicoptères avaient transporté aussi bien des troupes armées que des paramilitaires. Le premier mai, toujours selon Amnesty, des soldats de la 18e Brigade firent irruption dans plusieurs hameaux de Betoyes, équipés de brassards des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC) et des Autodéfenses de Casanare (ACC), un groupe paramilitaire dissident qui a refusé de participer aux négociations de l’AUC avec le gouvernement. Au cours d’une attaque semblable menée par un groupe armé sur le territoire de Betoyes en janvier 2003, des témoins disent que le brassard AUC de l’un des attaquants glissa et laissa voir les mots "Bataillon Navos Pardo" imprimés sur l’uniforme.
Il est difficile de faire la preuve que l’attaque a été menée par des paramilitaires agissant seuls. Le correspondant de l’agence Reuters, Jason Webb, a interrogé à Saravena un survivant de l’attaque de Betoyes du mois de mai. "Les paramilitaires nous ont dit que si nous ne quittions pas la ville, ils nous mettraient à genoux, ils nous massacreraient et nous violeraient", affirmait ce témoin. Mais considérant la grande quantité de rapports faisant état de l’utilisation de brassards de l’AUC par l’armée, ce dernier témoignage n’exclut pas la possibilité que les assaillants aient été des
membres des forces armées colombiennes.
Selon Dario Tulibila, le président du CRIA, au cours de l’incursion du mois de mai, plusieurs assaillants portant des brassards de l’AUC furent reconnus par des villageois comme des membres connus de l’armée colombienne. Certains témoins pouvaient même les nommer : Eran Alfonso Rios Monterrey, Lisandro Camargo Acevedo, Diego Munoz Usquiana, etc. Tulibila n’hésite pas à attribuer le massacre de Betoyes : "Ce n’était pas les paramilitaires, mais bien l’armée. C’est l’armée qui crée le désordre."
La version de l’armée est clairement opposée : "Il est honteux de déclarer que ce que les terroristes ont fait était le fait de soldats de l’armée déguisés en terroristes. Il est facile, si vous n’êtes pas ici, de vous faire l’écho de telles calomnies. Ce sont des mensonges, à imputer non pas Ã
Amnesty International, mais à ceux qui les ont fait croire à Amnesty. Amnesty International ne peut pas venir corroborer ces propos sur le terrain" réplique, visiblement perturbé, le Colonel Cruz, commandant de la 5e Brigade Mobile de l’armée, stationnée à la base du Bataillon Navos Pardo. Sa version des événements résume la position de l’armée : les paramilitaires sont arrivés à la mi-avril pour affronter les escadrons des FARC et de l’ELN qui s’y trouvaient. Ensuite, le Bataillon Navos Pardo, en vue d’expulser les groupes armés de la région, déclencha l’Opération Colosso "qui eut d’excellents résultats".
Le quotidien de Bogota El Tiempo, principal journal du pays en terme d’audience, répéta en substance la ligne de l’armée, dans un article daté du 15 mai, disant que le déplacement de la population fut provoqué par les confrontations entre les paramilitaires et les guérillas dans la région, et que les pertes civiles résultent des combats entre ceux-ci. Le Colonel Cruz est encore plus précis dans sont rapport des événements : "Les groupes terroristes des FARC et de l’ELN forçaient depuis quelques semaines le peuple indigène et les paysans à quitter leurs terres de Betoyes, région où l’on trouve plusieurs réserves indigènes, et les obligeaient à émigrer dans des conditions extrêmement difficiles, voire inhumaines, vers la ville de Saravena." Il ajoute que la 18e Brigade et la 5e Brigade Mobile travaillent aujourd’hui à la sécurisation de Betoyes afin que les Guahibos puissent retourner sur leurs terres.
Mais l’observation même des faits semble contredire la version officielle des événements. Le point le plus délicat étant que les Guahibos, prétendument expulsés par les guérillas, se rendirent à Saravena, connue pour être la ville la mieux contrôlée par ces mêmes guérillas de tout le
département d’Arauca. On peut difficilement arguer d’une volonté de fuir ses prétendus agresseurs dans ces conditions. Selon le Maire de Tame, Jorge Bernal, juste après le massacre de Betoyes, "[les Guahibos] disaient qu’ils ne trouvaient pas à Tame suffisamment de garantie. Je leur ai offert mon
soutien pour qu’ils restent à Tame, mais ils ont décidé d’aller à Saravena et sont partis." Il est intéressant de noter que les Guahibos pressentaient que leur sécurité ne pourrait être garantie à Tame, station d’une force de
sécurité armée et policière importante et principale base paramilitaire d’Arauca, et qu’ils estimèrent que Saravena, tenue par la guérilla, située à plusieurs heures, serait un endroit plus sà »r pour trouver refuge, malgré un trajet en territoire litigieux.
On note également avec intérêt le commentaire du Colonel Montoya Sanchez, de la 18e Brigade, qui affirmait que les Guahibos qui occupaient l’église de Saravena et certains des paysans récemment déplacés suivaient les "orientations de l’ELN". Cette assertion a été vigoureusement dénoncée par
l’ONIC auprès du Ministre de la Défense colombien Martha Lucia Ramirez : "[Les affirmations du Colonel avaient] pour objectif manifeste de délégitimer les revendications des personnes déplacées et d’en faire automatiquement des cibles militaires." La dénonciation de l’ONIC s’opposait également aux assertions du Colonel Montoya Sanchez selon lesquelles le CRIA était manipulé par le Comité Joel Sierra, une ONG de défense des droits de l’homme que les officiels militaires et civils d’Arauca accusent souvent d’être une vitrine de la guérilla.
Des accusations et des campagnes de diffamation de ce genre font partie intégrante de la sale guerre de Colombie. Pendant notre entretien avec le maire de Tame, Jorge Bernal, un fax arriva, émanant de la Colonne Mobile d’Alfonso Catellano des FARC accusant notre interlocuteur et plusieurs officiels locaux d’être des "narcoparamilitaires" qui avaient "infiltré une pauvre ville qui ne cherchaient qu’à vivre dignement." Un peu plus tard, comme mon collègue et moi demandions si le bureau du maire était en contact avec la régionale du Comité Joel Sierra, son assistant répliqua "Ce [fax des FARC] vient précisément de ce Comité, il vient d’un groupe illégal, des FARC-ELN. Peut-on appeler cela un groupe de défense des droits de l’homme ?"
Sans spécifier de quels groupes il parlait exactement, le Capitaine Paredes de la 18e Brigade reproduisait le même type d’accusation : "Ici, à Arauca, il y a des organisations sociales que nous avons invité à contrôler l’ordre
établi, à interroger et critiquer les forces publiques lorsqu’elles font des erreurs. Mais ces organisations sociales ont montré rapidement qu’elles préféraient le désordre à l’ordre. Et, d’une manière ou d’une autre,
qu’elles étaient au service des groupes insurgés. Elles se rendent coupables de dénonciations irresponsables lorsqu’elles accusent le commandant de la brigade d’être un paramilitaire. Elles répètent à qui mieux mieux que nous
travaillons avec les paramilitaires, que nous sommes une seule et même équipe, ce qui est un mensonge éhonté."
La guerre qui fait rage dans la campagne d’Arauca rend très difficile toute vérification indépendante. De leur côté, les officiels locaux ne peuvent pas sortir de Tame pour enquêter sur des crimes dans les campagnes. Après avoir reçu des menaces de mort émanant de groupes armés, tous les journalistes de Tame ont fui vers Bogota, laissant la municipalité sans plus personne pour couvrir le carnage quotidien ni enquêter sur les abus de droits. La station
de radio de l’armée est la seule que peuvent écouter la plupart des habitants de Tame. De ce fait, découvrir les auteurs des agressions de la communauté indigène de Betoyes ne relève plus de la science exacte. Et, au-delà du témoignage des survivants de l’attaque, qui accusent l’armée
colombienne elle-même, le fait le plus parlant qui permette de déterminer les responsables du massacre est probablement que les Guahibos ne se sentaient pas en sécurité à Tame, qui est pratiquement garnison militaire et abritant une forte présence paramilitaire, et qu’ils choisirent à la place
Saravena, ville contrôlée par la guérilla et dont l’autorité étatique est la plus faible d’Arauca.
Ce qui est certain, c’est que les Guahibos déplacés sont effrayés et rebutés à l’idée de retourner à Betoyes, malgré les assurances de l’armée qui prétend contrôler la région pour leur sécurité. Jason Howe, un photographe indépendant qui s’est rendu en juin à Saravena, rapporte une rencontre
matinale que lui et un collègue firent avec quelques-uns des Guahibos déplacés occupés à laver leur linge sur la berge de la rivière : "Leur exode désespéré les a épuisés et ils sont terrifiés. Nous nous sommes approchés lentement, nous accroupissant pour leur faire comprendre que nous n’étions
pas une menace, souriant jusqu’à nous faire mal au visage. Des gamines de huit ans, leurs robes en lambeaux, tenaient des bébés nus en pleurs contre leurs poitrines, avec des yeux scrutant le moindre danger. Nos sourires ne trouvèrent aucun écho. Les vêtements et les enfants sales étaient nettoyés
en vitesse. Les vêtements, encore mouillés, étaient fourrés dans les sacs, les petits bébés étaient attachés sur les dos de leurs mères et, sans un regard en arrière, les réfugiés grimpèrent la pente abrupte jusqu’aux camps sales et enfumés où nous n’étions pas autorisés à les suivre."
Cet article est extrait du reportage d’Erich Fichtl "Araucan Nightmare : Life and Death in Tame",Colombia Journal, aoà »t 2003.
Traduction : Thierry Thomas, pour le RISAL.