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Elles ont des candidats, expérimentent des alliances, vivent un débat interne, tentent d’imposer leurs propres idées dans de nouveaux espaces. "C’est simple : nous voulons occuper ces postes de décision avec le programme de notre mouvement" [1] , résume un dirigeant à propos de ce phénomène.
Il n’est pas représenté par un parti politique unique. Aucun ne peut le faire à cent pour cent. Il n’est pas non plus, pour l’instant, un regroupement politique. Mais comme mouvement social, le mouvement des entreprises récupérées par leurs ouvriers développe un projet politique, et tente d’occuper le terrain de la représentation politique. Lors des élections d’aoà »t 2003, il fut présent sur plusieurs listes et a obtenu l’élection d’un de ses membres à la Mairie de Buenos Aires. Lors des élections de la semaine prochaine [Article datant du 7 septembre 2003] , plusieurs candidats issus de ses rangs se présentent dans les provinces de Buenos Aires et de Santa Fe [2].
Le Movimiento Nacional de Empresas Recuperadas (MNER) présentera dimanche des candidats sur les listes du Polo Social : son président, Eduardo Murúa, comme député de la province de Buenos Aires ; Omar Campos, de la Metalúrgica Plástica Argentina (IMPA - entreprise récupérée) comme compagnon de formule de Francisco "Barba" Gutiérrez pour les provinciales de Buenos Aires et José Córdoba, de la UOM de Quilmes, postule à la mairie de Florencio Varela. Lors des élections municipales de Buenos Aires, les travailleurs des usines récupérées se sont présentés sur la liste du Partido de la Revolución Democrática (PRD), que dirige l’écrivain Miguel Bonasso. L’avocat du mouvement, Diego Kravetz, qui était tête de liste pour la mairie de Buenos Aires entrera en fonction en décembre prochain. En dehors du MNER, Celia MartÃnez, ouvrière de la fabrique textile Brukman, s’est présentée aux élections législatives nationales sur la liste du Partido de los Trabajadores Socialistas (PTS) et son camarade de travail Juan Carlos Ragghini, sur celle du Partido Obrero (PO). Daniel López, de Ghelco, a , quant à lui, intégré la liste de Izquierda Unida (IU). A Avellaneda, l’avocat Luis Caro -du courant appelé Movimiento de Fábricas Recuperadas por los Trabajadores - disputera la mairie sur la liste d’Aldo Rico.
Les premières récupérations et expériences d’autogestion ouvrière en Argentine remontent à dix ans avec l’entreprise métallurgique IMPA à Buenos Aires et le frigorifique Yaguané à La Matanza, deux figures historiques du mouvement. Mais l’essor du mouvement, avec ses préservations des postes de travail comme alternatives aux faillites, liquidations ou abandons des entreprises, est consécutif aux 19 et 20 décembre 2001 [3]. "Ce fut à ce moment que nous avons commencé à parier fortement sur une construction sociale et politique, et plus encore quand a surgi l’appel de la CTA (nouveau syndicat) à constituer une force", résume José Abelli, l’un des fondateurs du MNER, qui postule au poste de député de la province de Santa Fe avec Encuentro Progresista, qui appui la liste du candidat socialiste Hermes Binner. "Il se produisit une espèce de contagion très forte : la récupération d’une entreprise en déclenchait cinq de plus. Ceci nous a fortifiés", dit Abelli.
Oui avec celui-ci, non avec celui-lÃ
Depuis un an et demi, les ouvriers organisés ont obtenu l’expropriation légale de 32 entreprises sur le territoire de la province de Buenos Aires, 4 dans la Capitale fédérale, une à Entre RÃos et une autre en Tierra del Fuego. Le total d’usines et de commerces réactivés par les travailleurs approche les 180, et selon les calculs du MNER - qui est l’organisation qui fédère la majorité d’entre elles - cela représente 15.000 postes de travail récupérés. Si tout cela fut possible sans être au parlement ou au gouvernement, beaucoup plus pourra se faire - soutiennent-ils au MNER - s’ils accèdent à ces postes. "C’est simple : nous voulons occuper ces postes de décision avec le programme de notre mouvement", signale Abelli.
Le choix des partis politiques avec lesquels ils se présentent ne se pose pas de la même manière ou avec des critères identiques dans toutes les entreprises occupées. Par exemple, à Brukman, dans la fabrique de céramiques Zanon et à Sasetru, la présence permanente de partis de gauche [4], spécialement du PTS (Partido de los Trabajadores Socialistas) et du PO (Partido Obrero), dans les processus de récupération et résistance face aux expulsions, a généré un lien constant et direct avec les ouvriers. "Je me suis présenté pour le PTS à titre personnel, par affinité, pour tout le soutien qu’ils nous ont donné et parce que je crois que les ouvriers, nous devons faire de la politique. Je savais que je n’allais pas être élue mais je l’ai fait pour créer un précédent. Mon rêve, en réalité, est que puisse se former un grand parti des travailleurs", dit Celia MartÃnez, de Brukman.
Au MNER il y a un autre regard sur le rapport avec les forces politiques traditionnelles. "Nous maintenons une indépendance autant par rapport à l’Etat que par rapport aux partis. Ce que nous espérons d’eux est qu’ils se mettent à la disposition des travailleurs. La conduite doit venir des protagonistes de la production, pas de l’extérieur", signale Abelli. S’ ils promeuvent, explique-t-il, des candidats à travers différentes organisations, ce n’est pas seulement pour positionner leurs demandes mais "pour contrecarrer l’avancée de la droite et ses projets néo-libéraux". "Nous pouvons continuer à récupérer des fabriques mais si la droite est au pouvoir, les entreprises autogérées n’ont pas d’avenir.", affirme Abelli.
Comment décident-ils à travers quels partis se présenter ? "Nous optons pour le PRD (Partido de la Revolución Democrática) de Bonasso [5] parce qu’il ne représente pas les structures "partidocratiques" traditionnelles, parce qu’il est en phase avec nos demandes et parce qu’à travers IMPA nous avions des relations au niveau des activités culturelles. Dans le cas du Polo Social, leur candidat est de l’UOM Quilmes, une section en lien avec la récupération de plusieurs entreprises métallurgiques. Nous appuyons AnÃbal Ibarra [6], non pas parce qu’il nous plaît mais pour contrer Macri ; dans la province de Buenos Aires nous voulons contrecarrer le péronisme de Carlos Ruckauf, et à Santa Fe, celui de Carlos Reutemann".
Une vieille différence au sujet de la structuration et de l’existence légale sépare le MNER du petit groupe de fabriques qui s’est aligné avec des partis de gauche. Le premier préconise la formation de coopératives et que les excédents servent à générer plus d’activité productive. Le second revendique l’"étatisation des entreprises sous contrôle ouvrier" et que les excédents servent "pour la communauté" (éducation et santé par exemple). Au delà de ces divergences, les ouvriers partagent tous l’idéal de sauver leurs sources de travail [7], ils ont éliminé les hiérarchies dans la majorité des entreprises, ont installé une répartition équitable des revenus [8] et s’unissent dans les moments de résistance. Il y a aussi des idées en commun avec beaucoup d’ouvriers, représentés légalement par l’avocat Luis Caro et regroupés dans le Movimiento de Fábricas - qui dans les derniers congrès et rencontres a recueilli l’adhésion de 40 entreprises. La méfiance tourne surtout autour de la figure de Caro proprement dite, qui est accusé - surtout par le MNER - d’avoir un projet politique personnaliste et d’avoir passé une alliance avec le carapintada Rico, maire de San Miguel, avec le désir de remporter la mairie d’Avellaneda. "Devenir maire est un projet personnel, je n’ai pas utilisé le thème des fabriques dans ma campagne, mais si je gagne, je donnerai les entreprises en faillite aux travailleurs", a de son côté affirmé Caro. "J’ ai été élevé dans un bidonville, j’ai toujours eu un point de vue social. Entre 1991 et 1999, je fus employé municipal : directeur d’action sociale, chef des achats et sous-secrétaire de production. En aoà »t 2000, j’ai pris contact avec les ouvriers d’Unión y Fuerza, l’ancienne Gip Metal, qui venaient de la récupérer. Ma femme qui est conseillère municipale, leur avait parlé de moi qui était en dernière année d’étude d’avocat. Ainsi ai-je commencé mon travail avec les fabriques."
Unis ou dominés
Malgré ces différences internes, qui affectent plus les dirigeants que les ouvriers eux-mêmes, le mouvement des fabriques est peut-être le moins fragmenté des mouvements sociaux émergents, surtout en comparaison avec les piqueteros. "Le mouvement des fabriques est plus délimité, et il ne me semble pas que la fragmentation aille en s’accroissant.", pronostique Gabriel Fajn, chercheur de l’Equipe de Sociologie des Organisations à la UBA (Université de Buenos Aires). "Même s’il existe des divergences entre eux, je vois des alignements politiques clairs surtout au MNER, qui apparaît comme la principale référence. Ils ont un critère d’autonomie et apparaissent comme une référence, dans l’ensemble, face à l’Etat", ajoute-t-il.
Fajn attribue les candidatures politiques des travailleurs organisés au fait que "autant les partis politiques que les ouvriers ont besoin d’articuler le conflit social avec des propositions. Ceci, à mon avis, est quelque chose de positif. Avoir des représentants parlementaires favorisera sà »rement l’arrivée directe de projets et de propositions".
"Nous ne voulons pas terminer comme les piqueteros, tous fractionnés", confesse Abelli, du MNER. "Notre projet politique est indépendant des partis, mais en même temps nous savons qu’il est impossible d’aller de l’avant uniquement à partir du mouvement lui-même. Il s’agit, explique-t-il, de créer une société démocratique, avec une juste répartition des richesses, où les travailleurs récupèrent le protagonisme des années 50 et 60 et que la masse salariale représente la moitié du PIB. Nous n’avons pas encore la force ni la capacité pour construire un parti politique mais nous rêvons, qu’avec le temps, les travailleurs puissent confluer dans une expression majoritaire, du style du Parti des Travailleurs (PT) au Brésil. Mais aujourd’hui les partis politiques ne nous représentent pas et nous n’allons pas rester chez nous les bras croisés."
[1] Une grande partie d’entre elles fonctionnant en autogestion, elles ne se sont pas toutes engagées (loin de là ) dans l’électoralisme. (N. d. T.)
[2] L’Argentine est un Etat Fédéral composé de provinces qui ont toutes leurs propres parlements et gouvernements. (N. d. T.)
[3] Emeutes et manifestations qui provoquèrent la démission du président De la Rua. Ce fut comme le qualifie le groupe argentin Situaciones « La force du NON  » (cf. revue Multitudes n°8 de mars 2002). (N. d. T.)
[4] Les partis de gauche en Argentine se revendiquent quasi tous du trotskisme.
[5] Journaliste et écrivain, auteur de « el palacio y las calles  », sur les évènements de décembre 2001. (N. d. T.)
[6] Ibarra, à l’époque maire de Buenos Aires, se retrouva au second tour de l’élection municipale face à Macri, entrepreneur, propriétaire entre autre du club de foot Boca Juniors et des Postes argentines. Ibarra l’emporta. (N. d. T.)
[7] Il n’existe pas en Argentine d’assurance chômage. Nous verrons justement les réponses des chômeurs à cette absence. (N. d. T.)
[8] Pour beaucoup d’entreprises à ma connaissance, cette répartition est même égalitaire. (N. d. T.)
source : Página/12 (http://www.pagina12web.com.ar/), Buenos Aires, 7 septembre 2003.
Traduction : Fabrice Groussin.