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Interview de Gloria Mansina, ANDAS
« Le paramilitarisme gangrène l’Etat colombien »
par Benito Pérez
31 mars 2004

DÉPLACEMENTS FORCÉS - Depuis treize ans, les réfugiés internes de Colombie ont mis sur pied un réseau national de solidarité appelé ANDAS. Pour « Le Courrier », sa présidente Gloria Mansilla décrit les raisons qui poussent chaque année des centaines de milliers de Colombiens às’enfuir.

En espagnol, andas signifie « tu marches ». En Colombie, c’est aussi le sigle de l’Association nationale d’Aide solidaire, qui regroupe les victimes de l’ahurissant exode imposé depuis une vingtaine d’années àenviron 5% de la population colombienne. Les Nations Unies estiment en effet que 2 à3 millions de Colombiens ont dà» fuir leur ville, leur village, leur terre, leur travail, leurs amis ou leur famille sous la menace. En 2002, pas moins de 400.000 Colombiens ont été contraints àl’exil interne. Gloria Mansilla De Diaz fait partie de ces victimes de la violence. Mais àl’instar de milliers de Colombiens anonymes, elle a décidé de réagir. Au péril de sa vie. Depuis la « disparition forcée » de son ami en 1984, elle consacre sa vie àla lutte contre l’impunité et àtisser des liens entre les persécutés. Fondatrice d’ANDAS en 1990, elle en est devenue sa présidente et participe, àce titre, àla 60e session de la Commission des droits de l’Homme.

Autant le dire tout de suite, la messagère des déplacés apporte surtout des mauvaises nouvelles. En primeur pour Le Courrier, Mme Mansilla dénonce la multiplication des atteintes aux droits fondamentaux depuis l’arrivée d’Alvaro Uribe àla tête de l’Etat.

Le Courrier : Le gouvernement reconnaît qu’il y a, en Colombie, un million de déplacés. L’ONU en voit deux àtrois fois plus. Combien y en a-t-il selon vous ?

Gloria Mansilla : Pour les seuls déplacés de la violence, nous estimons leur nombre àau moins trois millions. C’est un chiffre non officiel, bien sà»r, car un recensement précis est difficile. Un déplacé forcé ne le devient officiellement que lorsqu’il se déclare comme tel, pour recevoir une aide par exemple. Or ceux qui ont fui des violences craignent de se faire connaître. Nombreux sont ceux qui, terrorisés, refusent même de nous parler... A ces trois millions, il faut ajouter ceux qui sont partis àl’étranger àcause des persécutions ainsi que les déplacés de la misère - environ 10% des réfugiés internes - qui constituent sans doute la plus grande part de la diaspora, estimée àquatre millions de personnes.

Concrètement, comment s’articulent ces persécutions, ces violences qui poussent des millions de Colombiens àl’exil ?

Je vais répondre par un exemple représentatif de ce qui se passe dans mon pays. Cet exemple, c’est l’Uraba [1], une région du Nord, frontalière avec le Panama, qui possède une côte atlantique et une autre pacifique. Pendant longtemps, cette zone àla géographie difficile a été abandonnée par Bogota. Dans les années 1970 apparaissent des mouvements de guérilla. Aucune dénonciation de violations des droits humains n’est toutefois connue. On ne parle ni de massacres ni de déplacements forcés. Les choses se gâtent après les négociations nationales entre les FARC (principale guérilla du pays, ndlr) et le gouvernement en 1984 qui aboutissent àla démobilisation de guérilleros et àla création du mouvement politique Union patriotique (UP). En 1987, l’UP remporte massivement les élections dans la région, provoquant une réaction très forte de la classe politique traditionnelle... Surtout que l’Uraba possède également une forte industrie bananière avec un syndicat puissant et combatif... Parallèlement, l’Etat colombien commence aussi àavoir des projets pour la région. Comme la construction d’un nouveau canal transocéanique qui s’appuierait sur les rivières Atrato et Truandó et d’un nouveau port. Des barrages sont aussi envisagés, dont deux sont aujourd’hui réalité - Urra 1 et Urra 2 - après que les indigènes aient été chassés de leurs terres.

Or, au moment même où l’on commence àparler de ces projets apparaît le conflit. La zone est militarisée, puis surgissent les paramilitaires et les assassinats, les disparitions massives. L’exode débute avec le départ des dirigeants des organisations sociales, puis de leurs proches, de leurs voisins et ainsi de suite. Se trouver sur un territoire convoité devient une raison de se sentir menacé.

Quand le gouvernement dit qu’il lutte contre le paramilitarisme, ce sont des paroles en l’air ?

Jugez vous-même. Premièrement, les groupes paramilitaires le disent : « Nous n’avons pas de divergences avec l’Etat. Nous travaillons avec les mêmes objectifs. » En second lieu, des relations directes entre des paramilitaires et des fonctionnaires ou des administrations ont été démontrées. Cela figure dans des rapports de l’ONU. Troisièmement, on constate que les paramilitaires sont surtout actifs dans les zones où l’armée régulière est la plus présente... Tout cela n’est plus un secret. Carlos Castaño (chef historique des Autodéfenses unies, ndlr) a affirmé se reconnaître pleinement dans la politique d’Uribe. Et les paramilitaires ont estimé qu’ils étaient représentés par 35% des députés... Le paramilitarisme gangrène l’Etat !

Statistiques àl’appui, Bogota déclare que sa politique répressive a permis de renforcer la sécurité. Qu’en pensez-vous ?

Le gouvernement dit aussi que la situation des droits humains s’est améliorée... C’est une honte d’utiliser les chiffres ainsi ! On a tué moins de syndicalistes en 2003 ? Il n’y a pas de quoi se vanter lorsque sur dix syndicalistes assassinés dans le monde, huit sont colombiens. Et si certains indicateurs sont meilleurs, d’autres le sont moins, comme les disparitions. En outre, la répression a renforcé le sentiment de peur, beaucoup de gens n’osent plus porter plainte. Ce qui a évidemment un effet sur les statistiques...

La politique dite de « sécurité démocratique » a surtout engendré autoritarisme et nouvelles violations des droits humains. Dans certaines régions, on a été jusqu’àempêcher par la force la fuite de populations menacées... Dotée de pouvoirs étendus, l’armée réalise des arrestations massives, où les prévenus ont perdu tous leurs droits. On intervient dans un village, on arrête deux cents personnes devant les caméras, les présentant comme des guérilleros. Puis, lorsque nous enquêtons, nous nous apercevons que ces gens montrés àla télé étaient l’épicier, l’étudiant, le cordonnier du village... Bien sà»r, ces mensonges ne sont jamais publiquement rectifiés.

Quel est, selon vous, le chemin pour sortir de la guerre civile ?

Le chemin est dans le respect des droits humains. Respect de la vie, bien sà»r, mais aussi des droits économiques et sociaux. Plus de 60% des Colombiens vivent sous le seuil de pauvreté. Làse trouvent les racines de cette violence. Les profondes inégalités et les dépossessions violentes qui ont mené àl’insurrection dans les années 1960 demeurent. En second lieu, il faut abandonner l’illusion d’une sortie guerrière au conflit. Au contraire, il faut chercher àrapprocher les camps. Et pour cela, j’insiste sur l’importance de favoriser l’« accord humanitaire ». Echanger des prisonniers briserait la glace, redonnerait une valeur àla vie. Cela m’effraie de voir àquel point elle est niée en Colombie !

M. Uribe était àBruxelles en février dernier pour chercher le soutien des pays européens. Quel appel leur lanceriez-vous ?

En premier lieu : nous ne voulons aucune « aide » pour la guerre. Par exemple, l’Espagne doit renoncer àvendre ses vieux tanks àla Colombie, en violation des règles de l’UE qui proscrivent la vente d’armes aux pays ne respectant pas les droits humains. Ensuite : il ne faut surtout pas que l’Europe finance le Plan Colombie, présenté comme un plan antidrogue mais qui s’est révélé être un plan de guerre. Une assistance humanitaire ou économique ne peut pas compenser des déplacements forcés ! On ne console pas des parents qui ont perdu un enfant intoxiqué par les fumigations [aériennes des plants de coca] avec des indemnisations. Quant àl’ONU, elle ne doit plus se contenter des éternelles promesses du gouvernement mais exiger le plein respect des conventions internationales et favoriser un processus de paix négocié.

ANDAS ou l'insertion par engagement social

Comment fonctionne ANDAS?

ANDAS est composée de personnes affectées qui se sont mises en réseau pour apporter un soutien aux nouveaux déplacés. D'abord en les accueillant, en les guidant vers le bon guichet, le bon magasin, etc., mais aussi en les écoutant. Nous les informons également sur leurs droits et nous les aidons à se réinsérer dans le monde du travail. C'est là une tâche très difficile puisque le taux de chômage national est de presque 20% et monte parfois à 50% dans les zones de misère, autour des villes, où s'entassent la plupart des déplacés. Ce qui ne va pas sans créer des tensions avec les populations déjà installées... "Ce travail de réinsertion nous le menons aussi au niveau socio-politique. Beaucoup de ces déplacés étaient des leaders sociaux avant de devoir s'enfuir. Déracinés, loin de leur usine, de leur communauté paysanne, de leur association, ils perdent ce statut. Participer à ANDAS leur permet de conserver un engagement social, en tout cas transitoire. ANDAS est une organisation de passage. En ce moment, nous touchons environ 2500 familles. Mais ce chiffre varie selon la répression subie par nos camarades. Bien que nous soyons une organisation nationale, trois sections régionales ont dû fermer sous la menace. Des responsables d'ANDAS ont été assassinés.

L'aide au retour fait-elle partie de vos objectifs?

C'est un but fondamental. Nous réclamons que l'Etat aide les déplacés forcés à rentrer chez eux avec des garanties quant à leur sécurité. Nous réclamons que la vérité apparaisse. Qui les a fait fuir? Qui possède leurs terres, leur maison? On exige la justice. Il doit aussi y avoir réparation, individuelle et collective: rendre à la communauté ce qu'elle a perdu, ses structures, ses richesses, sa culture.

Obtenez-vous quelque chose?

Non. Le plus souvent, quand les déplacés quittent leur lieu de refuge, c'est qu'ils sont à nouveau persécutés! Il y a d'ailleurs un phénomène de plus en plus préoccupant de déplacements entre villes ou entre quartiers. Des gens doivent changer cinq, six, sept fois de domicile. D'où l'importance pour ANDAS de favoriser une prise en charge autonome et collective des victimes.

A visiter : www.andas.org.co/

Notes:

[1Composée des Départements d’Antioquia (Medellín) et du Chocó, l’Uraba a connu les principaux massacres de ces vingt dernières années. C’est aussi la région de Carlos Castaño, le leader des paramilitaires, et... d’Alvaro Uribe, actuel président et ex-gouverneur d’Antioquia.


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Source : Le Courrier, 27-3-04.

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